L’intérêt social à l’épreuve des normes éthiques en droit OHADA des sociétés commerciales

Cyrille Sèmako LIGAN

Juriste à la Médiation du groupe SNCF

Docteur en droit – Université de Limoges

 

En droit des affaires OHADA, le droit des sociétés ne semble pas être la discipline la plus friande des valeurs éthiques. L’objectif avoué, égoïste et trivial, de la société commerciale est de permettre à ses associés de partager les profits issus d’entreprises communes. L’intérêt social aurait ainsi pour fil conducteur une recherche forcenée et effrénée du profit qui ne considère pas l’éthique ou s’en méfie. Le constat à dresser devrait donc être très sombre, puisqu’on aurait affaire à un droit anéthique. Mais la réalité se révèle différemment, et le tableau s’éclaire lorsqu’on aborde certaines dispositions de l’Acte uniforme relatif au droit des sociétés commerciales et des groupements d’intérêt économique ainsi que leurs applications jurisprudentielles. En clair, la trivialité manifeste dans la poursuite de l’intérêt social doit être nuancée, car elle s’accommode parfaitement de normes éthiques. Cet accommodement semble toutefois limité et invite à une révision de la définition de l’« intérêt social » en droit OHADA des sociétés commerciales afin d’y intégrer les enjeux humanitaires et environnementaux, vecteurs de normes éthiques.

Introduction

La société, nouveau siège des valeurs. « Capitalisme sauvage », « développement durable », « inaction climatique », « commerce équitable », « devoir de vigilance », etc. De nombreuses expressions comme celles-là sont apparues au cours des dernières décennies, incitant les sociétés commerciales à s’autoréguler par l’entremise des valeurs éthiques. Dans le contexte pathologique actuel, marqué par une triple crise économique, sociétale et écologique, la gouvernance sociale se réinvente. Pour des raisons de bonne réputation ou par acquit de conscience, les sociétés commerciales tentent de considérer les enjeux éthiques dans la poursuite de l’intérêt social. Néanmoins, l’évocation d’une prise en compte de valeurs éthiques dans la poursuite de l’intérêt social semble indiquer une vaine entreprise en droit OHADA. Pourtant, il s’agit d’un mouvement mondial auquel aucune société commerciale, fût-elle régie par le droit OHADA, ne peut se soustraire.

Une notion irritante[1]. Alors qu’il est souvent abordé comme si son sens relevait de l’évidence, l’intérêt social ne bénéficie d’aucune définition légale en droit OHADA. Le sens puisé de l’interprétation présomptive de l’article 4 de l’AUDSCGIE[2], qui dispose en son alinéa 2 que « la société commerciale est créée dans l’intérêt commun des associés », rend la notion obscure, vague et fuyante. Malgré la littérature abondante traitant du sujet, définir l’intérêt social reste un exercice d’équilibriste entre deux vagues. Pour les tenants du courant contractualiste, la société est avant tout un contrat, et l’intérêt social n’est rien d’autre que l’intérêt commun des associés. Pour les tenants du courant institutionnaliste, la société est une institution et l’intérêt social transcende l’intérêt commun des associés ; il est celui d’une entité indépendante et autonome de ceux des associés[3]. La jurisprudence OHADA interprète la notion de manière variable[4] et l’AUDSCGIE ne lui fait que rarement allusion. La notion d’« intérêts de la société » lui est souvent préférée[5].

La délicate distinction. Sans vouloir concilier ces deux conceptions doctrinales[6] qui se complètent à nos yeux, deux éléments semblent caractériser l’intérêt social.  D’une part, il est l’objectif assigné à la gouvernance d’une société commerciale et, dans le cadre macroéconomique, d’une entreprise. D’autre part, c’est « l’intérêt supérieur de la personne morale elle-même, c’est-à-dire de l’entreprise considérée comme un agent économique autonome, poursuivant ses propres fins, distinctes notamment de ceux de ses actionnaires, de ses salariés, de ses créanciers dont le fisc, de ses fournisseurs et de ses clients, mais qui correspondent à leur intérêt commun qui est d’assurer la prospérité et la continuité de l’entreprise »[7]. C’est cette dernière conception qui a la faveur du législateur OHADA, comme on peut le voir dans les dispositions de l’article 131 de l’AUDSCGIE[8].

Mesure de l’intérêt social. Par ailleurs, la notion d’intérêt supérieur évoquée dans cette seconde conception n’est pas étrangère aux juristes. Elle fait notamment penser au droit civil, en l’occurrence le droit de la famille où on parle d’intérêt supérieur de la famille ou encore d’intérêt supérieur de l’enfant. Elle implique, en droit des sociétés commerciales, une police des actes sociaux, laquelle veille à la conformité des actes accomplis par les dirigeants sociaux à l’intérêt supérieur de la société et sanctionne les atteintes à l’intérêt social. L’intérêt supérieur, relativement à l’intérêt social, ne traduit que le refoulement de l’intérêt des associés à un rang subordonné. Il est le fondement principal de l’intrusion du juge dans la vie de la société où son intervention est malvenue[9].

Une perspective fonctionnelle. Bien que sa portée soit variable, l’intérêt social demeure la boussole de la société[10]. Il indique le sens dans lequel l’activité sociale doit se déployer. Dès lors, on peut se demander ce qui le différencie du but de la société, tel qu’il est défini à l’article 4 de l’AUDSCGIE[11]. La distinction tiendrait essentiellement au fait que l’article 4 de l’AUDSCGIE définit un but abstrait et général pour tout type de contrat de société, tandis que l’intérêt social en représente la concrétisation selon la nature juridique de la société. Elle est spécifique à chaque société commerciale et peut aller au-delà du but de la société. Quid alors de l’éthique ?

Un concept a-juridique ? L’absence de l’entrée « éthique » dans le dictionnaire de la culture juridique[12] rend cette question légitime. Depuis quelques années, le débat est relancé sur la nécessité d’améliorer les outils juridiques par la prescription de normes éthiques. Ce regain d’intérêt pour les normes éthiques s’explique par la multiplication des problématiques sociales, financières, humanitaires et environnementales. Il convient donc de questionner la position du législateur OHADA sur les éventuelles dérives qui pourraient découler de la poursuite de l’intérêt social en droit des sociétés commerciales.

Un concept dialectique. Considérée comme un concept philosophique[13], l’éthique s’immisce dans la sphère économique et innerve progressivement le droit des affaires. Employé dans le domaine médical ou de la déontologie, le mot « éthique » est un emprunt savant composé de deux racines grecques : ethos, qui signifie « la recherche du juste » et itos qui renvoie à « la tenue de l’âme »[14]. Si ethos, dans la conception d’Aristote, renvoie aux « mœurs », la « morale », dérivée de mores, exprime la même idée en latin. Les liens entre le droit et la morale sont bien établis[15], mais ceux entre le droit et l’éthique restent nébuleux. Selon certains auteurs, l’éthique correspondrait à une dialectique entre le bon et le mauvais, alors que la morale renverrait plutôt à la dialectique du bien et du mal[16]. L’éthique serait constituée de règles et de modalités, alors que la morale représenterait des valeurs ou des principes : d’où les normes éthiques.

Moralisation. Contrairement à une idée reçue, l’éthique n’est pas d’apparition récente en droit des sociétés commerciales. Elle se retrouve dans les écrits du Professeur Carbonnier, qui parle d’une vieille morale marchande et des marchés[17]. Le renouveau de l’éthique dans le fonctionnement des sociétés commerciales en droit OHADA pourrait donc n’être qu’une « retranscription contemporaine plus acceptable de la morale »[18] dans les affaires. Cependant, l’éthique a-t-elle vraiment son mot à dire dans un contrat de société dont la nature et le régime sont soumis à la loi ?

L’opposition apparente. C’est un secret de Polichinelle que d’affirmer qu’une société commerciale en droit OHADA est gouvernée dans l’intérêt commun de ses associés. Or, selon une conception restrictive, « l’intérêt d’un associé dans la société est de retirer de l’enrichissement collectif un enrichissement individuel »[19]. Quelle recherche du juste donc dans un milieu où tous les coups semblent permis ? Les associés n’attendent-ils qu’un accroissement de la valeur de leurs titres ? A priori, les lois du marché et de la rentabilité paraissent diamétralement opposées à l’éthique sociétaire. La recherche du profit serait incompatible avec l’austérité des mœurs. En effet, le moteur de l’activité sociale est la recherche du profit, alors que le rôle de la norme juridique est de poser un cadre et non d’édicter des valeurs.

Dans le domaine des affaires, chaque dirigeant de société poursuit l’intérêt social, guidé opportunément par les informations du marché pour stimuler ses initiatives d’adaptation ou d’innovation. Il suffit de considérer son point de vue pour s’en convaincre. Sûr de sa stratégie pour accroître les parts de marché de la société, pourquoi s’embarrasserait-il de valeurs éthiques alors que les manquements à celles-ci ne conduisent généralement pas à de sanctions ? Il est évident que les sociétés commerciales soient tentées d’éluder les valeurs éthiques dans la poursuite de l’intérêt social. Certains auteurs n’ont pas manqué d’écrire que l’éthique commence lorsqu’on renonce à un intérêt au bénéfice d’un principe[20]. Dans ces conditions, l’éthique est vouée à l’échec.

L’éthique sociétaire. Une vue plus large permet d’atténuer la prétendue opposition entre les normes éthiques et la poursuite de l’intérêt social. Sans qu’il soit possible de parler de droit de l’éthique des sociétés, l’éthique entretient de nombreux rapports avec les normes juridiques en matière de sociétés commerciales. Même si elle semble dépourvue de sanction, l’éthique n’exclut nullement un rapprochement avec l’intérêt social. Les normes éthiques peuvent valablement côtoyer celles du droit des sociétés. Les deux s’imbriquent étroitement l’une dans l’autre et s’appellent mutuellement, sous le chapeau élargi d’une sociologie des normes[21].

Une complémentarité. Dans cette perspective, l’éthique sociétaire serait le fruit d’un arbitrage entre les deux normes. Elle peut être définie comme un levier important dans la poursuite méthodique de l’intérêt social à long terme[22]. Elle vise entre autres la morale du profit et est destinée à guider l’action et la décision des dirigeants sociaux, à prévenir les turpitudes et imprudences qui peuvent nuire à l’intérêt social. L’irruption de l’éthique dans le droit des sociétés en droit OHADA aurait donc vocation à réguler le comportement de dirigeants sociaux, premiers acteurs de l’activité sociale, par un système de normes et une philosophie d’actions propre à la société. En effet, le respect par la société commerciale d’une éthique sociétaire est déterminant dans la conclusion d’un grand nombre de contrats et l’obtention des parts de marché[23]. L’image de la société commerciale dépend également des engagements pris par celle-ci envers le développement durable.

Au-delà des normes juridiques. Pour être juste et intègre dans la poursuite de l’intérêt social, la société commerciale se doit désormais de pratiquer une éthique qui va au-delà des règles édictées par l’AUDSCGIE, notamment sur certains aspects caractéristiques de sa personnalité et de celle de ses dirigeants. En ce sens, les normes éthiques se développent dans le prolongement des normes juridiques. Il n’est pas exclu que les normes juridiques puisent leurs sources dans les normes éthiques. La nécessité d’une réflexion s’impose donc. Elle s’impose d’autant plus que le concept même d’« éthique sociétaire » passe pour inusité en doctrine dans l’espace OHADA.

Enjeux. S’interrogeant sur les raisons du besoin d’éthique dans le monde moderne des affaires, Monsieur Oppetit a accusé certains comportements déviants, mais aussi l’inefficacité du droit pénal des affaires et l’habileté des exégètes à tirer parti des règles ésotériques[24]. La place des parties prenantes, l’intérêt des salariés, le respect des droits de l’Homme et les problématiques environnementales sont de nouvelles problématiques auxquelles les sociétés commerciales sont confrontées en droit OHADA. Elles influent sur la performance, l’innovation, l’investissement et l’emploi dans les sociétés commerciales. Or, la prise en considération de ces enjeux ne peut se faire au détriment de l’intérêt social ; elle s’inscrit pleinement dans la poursuite de celui-ci. Bien que le législateur OHADA n’ignore pas ces questions d’ordre éthiques, il ne leur accorde qu’un intérêt limité dans l’AUDSCGIE. Pourtant, ces problématiques, porteuses de valeurs éthiques.

Dans ces conditions, comment appréhender puis systématiser dans le champ juridique un concept a-juridique et omniprésent tel que l’éthique ? Les normes éthiques peuvent-elles être considérées comme un boulet pour l’intérêt social ? L’intérêt social est-il en phase avec son époque ? Le respect des normes éthiques relève-t-il d’une obligation de moyens ou de résultat ? Le doute qui règne quant à la portée de l’obligation d’intégrer les enjeux extra financiers dans la poursuite de l’intérêt social pourrait conduire à une insécurité juridique.

Réflexions. L’on peut tenter d’arpenter le droit des sociétés commerciales en recherchant si telle règle ne refléterait pas une quelconque valeur éthique. Le projet peut apparaître vain, faute de pouvoir identifier la part de l’éthique dans les justifications de la règle de droit, faute également de s’entendre sur une définition commune de l’intérêt social. Mais peut-être précisément une analyse du contenu des dispositions générales sur la société commerciale en droit OHADA pourrait-elle renseigner sur les émanations de l’éthique sociétaire. Même si des positions plus radicales auraient le mérite de contribuer à l’évolution du sujet, la réflexion menée dans les lignes suivantes prend le parti de la prudence, tout en invitant à repenser l’intérêt social en droit OHADA des sociétés.

Tout bien considéré, en dépit de quelques imperfections rédactionnelles sur la question, l’AUDSCGIE a le mérite de proposer une grille de lecture permettant d’appréhender l’éthique sociétaire. Cette éthique semble enrichir le droit des sociétés commerciales, même si ce dernier n’en est pas le garant. Pour s’en convaincre, il faudrait appréhender les diverses manifestations de l’éthique, de lege lata, dans la poursuite de l’intérêt social (I).  Si ce dernier semble privilégier des enjeux internes à la société au détriment de l’environnement externe de la société, la nécessité d’une adaptation de la notion d’intérêt social s’impose face aux enjeux majeurs du XXIe siècle, vecteurs de normes éthiques (II).

I- Une appréhension fragmentée de l’éthique

Manifestations. L’appréhension de l’éthique dans la poursuite de l’intérêt social en droit OHADA est fragmentée et complexe. De lege lata, l’intérêt social s’inscrit déjà comme un support de normes éthiques, bien que cette fonction soit encore partielle et sujette à interprétation. Parallèlement, il sert de fondement aux sanctions de comportements contraires à l’éthique, tant au niveau des dirigeants que des associés. Si une éthique spontanée se révèle dans la relation contractuelle entre les associés (A), un mouvement de contrainte tend à s’affirmer au moyen de la pénalisation de comportements contraires à l’intérêt social (B).

A- La révélation d’une éthique spontanée

Support de normes éthiques. Sur le plan substantiel, le contrat de société s’avère insuffisamment accueillant en droit OHADA pour admettre des valeurs éthiques. Cependant, l’analyse montre que la phase précontractuelle et la relation contractuelle entre les associés s’abreuvent à diverses sources dont l’éthique.

Éthique de la relation contractuelle. L’éthique ne s’impose pas avec évidence dans la formation du contrat de société. Cependant, ses émanations ne sauraient être éludées, d’autant qu’elles se dévoilent spontanément durant la phase précontractuelle. En effet, la liberté de consentement des associés opère des croisements avec les préoccupations qui pourraient être rapprochées de l’éthique de la relation contractuelle. Cette éthique protège les associés en prohibant les vices tels que l’erreur, le dol et la contrainte. Elle s’exprime par les idées d’altruisme, de décence, de cohérence, de proportionnalité et de coopération et exclut l’égoïsme, l’indifférence, la désinvolture et le cynisme[25]. Nul besoin de rappeler qu’un accord ne peut être valide si l’un des cocontractants n’y consent volontairement. Les comportements prohibés par le droit des contrats peuvent donc être perçus comme immoraux en droit des sociétés commerciales.

Monsieur Oppetit rappelle à ce sujet que l’éthique contractuelle est dominée par une exigence de loyauté, laquelle se manifeste à tous les stades de la vie du contrat[26]. Son effet normatif est-il si différent de celui d’une règle juridique ? En pratique, une réponse négative doit être apportée. Le contenu normatif du contrat de société intègre sans doute la norme éthique et, sans perdre sa valeur normative, se trouve en outre contractualisé[27]. Mais il semble difficile de nier que les vices du consentement sont très rares dans le cadre de la mise en place d’un contrat de société. L’éthique minimale attendue des associés lors de la création d’une société commerciale suppose essentiellement d’éviter des déloyautés manifestes et de s’assurer que chacun a une vision claire de son engagement. À partir de ces constatations, une conception plus modeste de l’éthique contractuelle peut être identifiée.

Éthique de l’objet social. D’autres outils permettent de saisir l’immoralité dans la formation du contrat de société. C’est par exemple le cas de l’objet social[28]. En effet, le contenu d’un contrat de société en droit OHADA ne peut favoriser des comportements immoraux. L’article 20 de l’AUDSCGIE, par le recours à la prohibition des choses qui sont hors du commerce, permet notamment de sanctionner des activités illicites[29], donc anéthiques. Alors même que la notion d’objet est liée au contenu du contrat de société, elle présente une dimension morale, permettant de sonder les intentions des associés et de contrôler la licéité de leurs mobiles. Il serait alors immoral pour des associés de créer une société et d’y affecter une partie de leur patrimoine issue d’un détournement de biens publics. Dans la même perspective, les associés ne peuvent acquérir un immeuble en vue d’y établir une maison de tolérance. L’éthique est donc consubstantielle à la licéité de l’objet social en droit OHADA des sociétés commerciales. Si la volonté de donner aux pratiques sociétaires une dimension éthique se manifeste également dans l’objet social, la réflexion doit se porter au-delà de cet objet en droit des sociétés.

Au détour de l’article 19. À s’en tenir à l’aspect contractuel de la société commerciale en droit OHADA, rien n’empêche les associés d’insérer dans les statuts sociaux des stipulations à valeur éthique. L’article 19 de l’AUDSCGIE, selon lequel « toute société a un objet qui est constitué par l’activité qu’elle entreprend et qui doit être déterminée et décrite dans ses statuts », laisse une importante marge de manœuvre aux associés. Ils peuvent notamment y inscrire que la société en création s’engage à respecter une charte éthique dans l’approvisionnement de ses matières premières, à rechercher un profit « raisonnable » suivant un code de conduite déterminé, à garantir des conditions de travail et des salaires décents aux employés, etc. Les associés peuvent également prendre d’autres engagements à connotation éthiques, comme celui de financer des projets à forte empreinte écologique ou celui d’agir de manière positive sur la société en refusant, par exemple, de participer à des levées de fonds pour soutenir des conflits armés. L’article 19 de l’AUDSCGIE fournit ainsi un espace juridique à la contractualisation de normes à valeur éthique aux sociétés commerciales en droit OHADA[30].

L’incitation de l’article 831-2. L’incitation à l’élaboration de codes de bonne conduite par le législateur OHADA, notamment à travers la révision de l’AUDSCGIE ne doit pas être occultée. En vertu des dispositions de l’article 831-2 de ce texte, « lorsqu’une société se réfère volontairement à un code de gouvernement d’entreprise élaboré par les organisations représentatives des entreprises, le rapport prévu au présent article précise également les dispositions qui ont été écartées et les raisons pour lesquelles elles l’ont été. Si une société ne se réfère pas à un tel code de gouvernement d’entreprise, ce rapport indique les règles retenues en complément des exigences requises par la loi et explique les raisons pour lesquelles la société a décidé de n’appliquer aucune disposition de ce code de gouvernement d’entreprise ». Même si ces dispositions s’appliquent spécifiquement aux sociétés anonymes faisant appel à l’épargne, il est possible que toutes les sociétés commerciales y aient recours. Il s’agit là d’une éthique spontanée exacerbée par le législateur, voire une éthique contrainte déguisée.

La rédaction de l’article 831-2 a un caractère incitatif et préconise la mise en place de code de conduite. La principale conséquence de ce texte est d’obliger à motiver et documenter le processus de décision. Le « code de gouvernement d’entreprise », tel qu’il est nommé, apparaît donc comme un élément essentiel en ce sens qu’il assure la transparence et la fiabilité des informations fournies par les dirigeants sociaux et permet, par voie de conséquence, la protection de l’intérêt social en prévenant autant que faire se peut les conflits d’intérêts[31]. Ainsi, les sociétés commerciales de l’espace OHADA ont la possibilité d’ériger en norme des valeurs éthiques en s’appuyant sur des codes de bonne conduite qui demeurent des engagements volontaires.

L’éthique individuelle. Dans les relations entre associés, durant la phase précontractuelle, il peut être observé des comportements inappropriés. Cependant, l’éthique individuelle intéresse peu le contrat de société, puisque cette dernière est constituée d’une pluralité d’accords librement consentis et qu’elle ne prohibe pas explicitement des manquements éthiques reconnus en tant que tels. Il faut donc poursuivre l’analyse pour déterminer si les valeurs éthiques qui orientent l’exécution du contrat de société.

Ubi societas, ubi mores. La recherche du profit est au cœur de l’activité des sociétés commerciales en droit OHADA. C’est d’ailleurs ce qui distingue celles-ci d’autres groupements[32]. Dans le langage courant, le profit est défini comme l’« avantage d’ordre matériel, intellectuel ou moral qu’une personne ou une collectivité peut tirer de quelque chose »[33]. Mais la notion a un sens juridique. Selon le Vocabulaire juridique, le profit s’entend de l’« enrichissement pécuniaire résultant, dans un patrimoine, soit d’une opération financièrement avantageuse, soit d’une plus-value »[34]. Plus qu’une obligation juridique, réaliser des profits est un devoir moral que tout dirigeant social se doit de respecter. Le profit étant le critère distinctif du contrat de société, toute atténuation ou toute exagération de celui-ci pourrait compliquer l’opération de qualification[35].

La poursuite de l’intérêt social est donc protégée contre toute utilisation de biens, de crédits, de pouvoirs ou de voies qui lui seraient contraires. Stricto sensu, le respect de l’intérêt social est une valeur éthique, appréhendée par la norme juridique et assortie de sanctions, qui se manifeste dans le contrat de société. Par exemple, ni la valeur éthique ni la loi ne tolèrent les abus de gestion qui exposeraient la société à un risque de perte anormale et qui mettraient ainsi en péril l’intérêt social. En réalité, le respect dû à l’intérêt social est apprécié à l’aune des valeurs éthiques du dirigeant social, lequel est redevable d’une justification vis-à-vis de ses partenaires et du juge[36]. Ces valeurs sont consubstantielles au contrat de société et peuvent être appréhendées à partir des limites éthiques de la maximisation du profit.

La bonne foi. S’agissant de la collaboration dans la réalisation de l’objectif commun, l’éthique se manifeste par la bonne foi. Depuis son apparition dans la Rome antique, la bona fides a connu un fort progrès avant de revêtir l’acception qu’on lui reconnaît aujourd’hui. À l’origine, la fides était une condition religieuse, donc une notion morale induisant « une certaine obligation comportementale dans les rapports entre parties »[37]. Dans son acception objective, la bonne foi désigne une norme de conduite, un principe général de comportement[38]. Comme tout contrat, le contrat de société doit être exécuté de bonne foi[39]. La bonne foi est donc une notion utile en ce sens qu’elle permet de garantir un comportement éthique, voire loyal, dans les relations contractuelles. Elle est, à d’autres égards, considérée comme le garde-fou qui inspire éthique[40]. Sa mise en œuvre implique le respect des devoirs de loyauté et de coopération[41]. La bonne foi permet ainsi de paralyser des comportements déloyaux, même s’ils sont licites et juridiquement fondés[42]. L’éthique induit une certaine loyauté, qui impose de ne pas tromper autrui. Ce sont autant de valeurs morales érigées en normes éthiques, lesquelles sous-tendent l’application des normes juridiques relatives au contrat de société.

Une norme de référence. Toutefois, une question se pose. Ces valeurs éthiques fondatrices du contrat de société peuvent-elles entrer en contradiction avec le principe de la force obligatoire du contrat[43] ? Rappelons-le, avant d’être une institution, la société est un contrat conclu idéalement dans le but de partager le bénéfice ou de profiter de l’économie qui pourrait en résulter. Dans le cadre d’un recours en contestation portant sur la loyauté d’un acte intenté par l’un des associés, il revient au juge de statuer en vérifiant si l’acte visé ne portera pas une atteinte excessive à l’intérêt social, seulement après avoir pris en considération l’intérêt commun des associés. Les valeurs éthiques cèdent donc devant l’intérêt commun des associés comme une norme de référence à l’intérêt social.

B- L’affirmation d’une éthique contrainte 

Une normativité adoptée. Le droit OHADA des sociétés commerciales laisse une place réduite à l’éthique, mais il semble progresser patiemment et tend à transformer une démarche volontariste en une contrainte prégnante. On discerne ainsi quelques outils juridiques qui imposent une certaine éthique. En pratique, on constate en parallèle que la violation de ces dispositifs est assortie de sanctions inspirées par l’éthique.

Ascendance de l’intérêt commun. L’article 4, alinéa 2, de l’AUDSCGIE révèle l’évidence : « la société commerciale est créée dans l’intérêt commun des associés ». D’ailleurs, il est rare que des personnes se mettent ensemble alors qu’elles n’ont ou ne visent pas les mêmes intérêts. La communauté d’intérêts est la caractéristique principale du contrat de société en droit OHADA. En ce sens, elle implique l’égalité entre les associés et une volonté commune de collaborer dans la réalisation d’un objectif commun. Plus que des devoirs, l’égalité entre les partenaires d’affaires et la collaboration sont des valeurs éthiques couvertes par l’affectio societatis.

Affectio societatis. L’affectio societatis n’est pas expressément prévu par le droit OHADA des sociétés commerciales ; elle est déduite de l’article 4, alinéa 2, de l’AUDSCGIE. Sans discourir sur cette notion qui peut constituer à elle seule un objet de recherche, il est important de retenir que l’affectio societatis renvoie à l’intention de s’associer, la volonté de collaborer activement à l’œuvre commune[44]. C’est un élément psychologique qui est essentiel au contrat de société. En son absence, il ne peut pas y avoir de société ni d’intérêt social. C’est une exigence qui permet, en outre, de distinguer le contrat de société d’autres types de contrats comme le contrat de travail, qui admet l’existence d’un lien de subordination entre cocontractants. L’affectio societatis permet ainsi de révéler une éventuelle contrariété du comportement des associés à l’éthique contractuelle.

Abus de droit. Les normes éthiques sont également préservées dans les processus de discussion et de concertation préalable aux décisions des associés. À l’instar du droit de participer aux votes des décisions collectives[45], l’éthique de concertation préalable traduit la démocratie d’opinion et la communauté de décisions. Elle prohibe, d’autre part, les abus de dépendance : abus de majorité[46] ou abus de minorité[47]. Ces deux notions tirent leur fondement de la théorie civiliste de l’abus de droit. Étymologiquement, le terme « abus » vient du latin abusus. Il désigne l’usage immodéré de quelque chose[48]. De création prétorienne[49], l’abus de droit est « le fait, pour une personne, de commettre une faute par le dépassement des limites d’exercice d’un droit qui lui est conféré, soit en le détournant de sa finalité, soit dans le but de nuire à autrui »[50]. À en croire le doyen Ripert, il constitue un conflit entre le droit et la morale ou, avec plus de précision, entre le droit positif appartenant à une personne et un devoir moral lui incombant ; en usant de son droit, elle manque à son devoir moral[51].

Abus de dépendance. Corrélativement, l’AUDSCGIE prévoit qu’il y a abus de majorité lorsque les associés majoritaires ont voté une décision dans leur seul intérêt, contrairement aux intérêts des associés minoritaires, sans que cette décision ne puisse être justifiée par l’intérêt de la société[52]. Or, selon le même instrument juridique, l’abus de minorité est caractérisé lorsque les associés minoritaires ou égalitaires, en exerçant leur vote, s’opposent à ce que des décisions soient prises, alors qu’elles sont nécessitées par l’intérêt de la société et qu’ils ne peuvent justifier d’un intérêt légitime[53]. Cependant, dans un arrêt récent, la Cour commune de justice et d’arbitrage a décidé que « ne constituent pas un abus de majorité, les délibérations votées à défaut de preuve qu’elles l’ont été dans le seul intérêt des actionnaires majoritaires dès lors qu’il est établi que ces décisions sont défavorables à tous les actionnaires et qu’aucun préjudice n’a été causé à la société »[54]. Aussi, une cour d’appel ivoirienne a-t-elle jugé que le vote par lequel un associé majoritaire s’oppose au partage des dividendes en vertu du pacte d’associé n’est pas de nature à nuire aux associés minoritaires et ne constitue pas un abus de majorité si cela n’est pas contraire à l’intérêt social[55]. L’abus de majorité est donc apprécié eu égard à l’intérêt social.

C’est dans le même ordre d’idées qu’une juridiction camerounaise de première instance a considéré, au visa de l’article 131 de l’AUDSCGIE, que « ne constituent pas un abus de minorité, les actes légitimement posés après le vote d’une résolution au cours d’une assemblée générale mixte par un associé minoritaire qui n’avait pourtant pas empêché que ladite résolution soit adoptée à l’unanimité »[56]. Par ailleurs, une juridiction béninoise a récemment décidé que doivent être annulées, à la demande de l’actionnaire absent, les délibérations d’une assemblée générale à laquelle il n’a pas été convoqué[57].

La jurisprudence ne veille donc que sur la préservation de l’intérêt commun des associés et, par ricochet, l’intérêt social. Les dépendances malsaines vont donc à l’encontre de l’éthique sociétaire. La prévention de ces dépendances dans la poursuite de l’intérêt social en droit OHADA des sociétés commerciales, qu’elles soient économiques, psychologiques ou juridiques, participe d’une véritable éthique. C’est à juste titre que l’abus d’égalité est proscrit au même titre que l’abus de minorité. Il s’agit pour le législateur de promouvoir une éthique raisonnée de l’équilibre par la sanction des décisions déséquilibrées. En conséquence, la transposition de l’aphorisme « le droit cesse où l’abus commence » en droit OHADA des sociétés commerciales a donc une fonction moralisatrice.

L’éthique du dirigeant social. Les dirigeants sociaux doivent agir dans l’intérêt de la société et non dans leur intérêt personnel. Si ces derniers ne sont pas définis par le législateur OHADA, ils semblent désigner les personnes qui administrent ou exercent un pouvoir de direction ou de gestion dans une société. L’éthique des dirigeants sociaux, en droit OHADA, exige d’eux un devoir de loyauté et de prudence envers la société et, par voie de conséquence, envers les associés. Les conflits d’intérêts sont donc prohibés. L’AUDSCGIE contient de nombreuses dispositions pénales qui viennent sanctionner les manquements à l’éthique sociétaire. Pour les plus notables concernant le dirigeant social, il nous faut distinguer les deux grandes catégories de prohibition qui permettent de garantir que les décisions prises par le dirigeant servent réellement l’intérêt social.

La première catégorie renvoie à la primauté de l’intérêt social sur l’intérêt personnel. Pour Monsieur Segonds, l’intérêt personnel du dirigeant social est à contre-courant de l’intérêt social[58]. Une telle position nous semble parfaitement justifiée, car l’intérêt personnel vise souvent la poursuite d’un intérêt matériel et donc d’un appauvrissement subi par la société commerciale. Dans cette hypothèse, une juridiction burkinabé n’a pas manqué de condamner, sous le visa de l’article 450 de l’AUDSCGIE, l’emprunt effectué par le directeur général à la société qu’il dirige et pour son bénéfice personnel[59]. Le désintéressement du dirigeant social est donc une valeur éthique imposée par le législateur OHADA.

La deuxième catégorie renvoie à la primauté de l’intérêt social sur les intérêts individuels d’un associé. Là où la poursuite d’un intérêt personnel du dirigeant social est prohibée – parce que contraire à l’intérêt social – l’intérêt individuel des associés vise et produit le même résultat. Le cas échéant, la contrariété à l’intérêt social découle d’un manquement du dirigeant social qui favorise l’un des associés par rapport aux autres, lorsque ce manquement est mû par un intérêt à la fois social et personnel. Cette prohibition peut être considérée comme une norme de conduite professionnelle à laquelle doivent se soumettre non seulement le dirigeant social, mais aussi les associés pris individuellement. Ainsi, les comportements contraires à l’éthique, tels que la corruption ou le détournement de fonds, peuvent compromettre l’intégrité de la société et entraîner des sanctions juridiques.

Sanctions inspirées par l’éthique. L’usage abusif doit être défini en fonction des pouvoirs que le dirigeant a pour mener à bien son mandat social. En l’occurrence, l’usage peut se comprendre comme un acte d’administration ou comme un acte de disposition contraire à l’intérêt social. Le contrat de société est le vecteur d’un climat de confiance entre les associés et le dirigeant social. Si la confiance est une valeur éthique, dans l’hypothèse d’un usage abusif des biens sociaux, le dirigeant social ne peut être poursuivi pour abus de confiance. Pour cause, l’abus de confiance est commis lorsqu’une personne détourne au préjudice d’autrui des fonds ou des biens qui lui ont été remis et qu’elle devait rendre ou utiliser selon certaines modalités. Ainsi, l’abus de confiance suppose un préjudice pour la victime. Or, cette condition est assez formelle ; en effet, on déduit le préjudice du détournement constaté, d’autant plus qu’un préjudice temporaire suffit pour entrer en condamnation.

Selon Monsieur Stasiak, le délit de biens sociaux est apparu parce qu’il était impossible de sanctionner de simples actes d’administration au titre de l’abus de confiance, faute de pouvoir caractériser un véritable détournement[60]. Contrairement au délit d’abus de confiance, le délit d’abus de biens sociaux est constitué sans qu’il soit nécessaire de prouver un préjudice matériel. S’ajoutent encore les infractions prévues par le droit pénal de chaque État membre, notamment celles liées à la transparence (blanchiment de capitaux), aux pratiques restrictives de concurrence (la revente à perte par exemple), à l’abus de confiance[61], etc. Au regard des mécanismes de sanction, on perçoit une imprégnation morale dans la réalisation de chaque acte social et plus généralement dans la composition du système coercitif contractuel en droit des sociétés. L’éthique vient donc jouer le rôle de régulateur d’une mise en œuvre trop libertaire ou trop stricte de certaines normes contractuelles en droit des sociétés.

Servir l’intérêt social. Plus qu’un droit, le dirigeant social a le devoir d’agir dans l’intérêt social. C’est une valeur éthique, un commandement éthique érigé en norme juridique qui s’adresse à lui. En ce sens, le délit d’abus de biens sociaux constitue aussi un délit de fonction et non seulement un délit d’appropriation frauduleuse. L’existence d’une atteinte à l’intérêt social est établie par la seule exposition de la société à un risque de perte anormal[62]. Ce sujet a fait l’objet de controverses doctrinales et de revirements jurisprudentiels entre 1990 et 2000, qui se sont conclus par l’arrêt Carignon. La chambre criminelle de la haute juridiction française avait notamment relevé que, « quel que soit l’avantage à court terme qu’elle peut procurer, l’utilisation des fonds sociaux ayant pour seul objet de commettre un délit tel que la corruption est contraire à l’intérêt social en ce qu’elle expose la personne morale au risque anormal de sanctions pénales ou fiscales contre elle-même et ses dirigeants et porte atteinte à son crédit et à sa réputation »[63]. Notons que les normes éthiques sont des vecteurs de la réputation.

L’enseignement de cet arrêt a le mérite de la clarté : user de moyens délictueux pour satisfaire l’intérêt social n’est qu’un mésusage de ses pouvoirs par un mandataire social, puisqu’il aboutit à un simulacre de réussite sociale. Il s’agit pour les juges de la chambre criminelle de cette Cour de maintenir la « seule vraie hiérarchie des valeurs »[64]. Pareille jurisprudence induit qu’on peut considérer qu’une répression peut survenir si l’intérêt poursuivi par le dirigeant social est contraire aux normes éthiques. Les dirigeants sociaux sont astreints à un devoir de loyauté. À ce titre, ils doivent faire usage de leurs pouvoirs dans l’intérêt social, y compris celui des différents associés. L’AUDSCGIE sanctionne le fait pour un dirigeant de société commerciale de faire, de mauvaise foi, un usage des biens, du crédit, des pouvoirs ou des voix qu’il sait contraire à l’intérêt de la société, et cela, à des fins personnelles, ou pour favoriser une autre société dans laquelle il a des intérêts[65]. D’une certaine manière, les valeurs qui concernent les nouveaux enjeux doivent conduire à un renouvellement de la notion d’intérêt social en droit OHADA.

II- Une adaptation nécessaire de l’intérêt social 

Une vision renouvelée. Dans une perspective de lege ferenda, la notion d’intérêt social doit être renouvelée pour mieux intégrer les valeurs éthiques et répondre aux attentes croissantes des parties prenantes et aux défis sociétaux et environnementaux. Une approche plus inclusive et holistique est nécessaire pour que les sociétés commerciales en droit OHADA puissent non seulement répondre à leurs obligations légales, mais aussi contribuer positivement à la société. La prise en compte de l’intérêt des parties prenantes (A) ainsi que celle des enjeux sociétaux et environnementaux (B) est déterminante pour remettre au centre de l’intérêt social des valeurs éthiques.

A- La prise en compte de l’intérêt des parties prenantes

 Stakeholders. Pour le profane, le mot « stakeholder » est d’une éblouissante obscurité. Bien qu’il soit difficile d’accès à cause de son origine anglaise, sa sonorité évoque une expression française tout aussi difficile à comprendre. Assez spontanément, la notion de stakeholders renvoie à celle de « parties prenantes »[66]. Contrairement à l’actionnaire (stockholder), le détenteur (holder) a un intérêt dans la société (stake) et peut faire valoir ses intérêts en exerçant une influence sur celle-ci[67]. En réalité, les stakeholders sont un groupe de personnes qui dépend de la société commerciale pour réaliser ses buts propres et dont cette dernière dépend pour assurer son existence[68]. Pour Monsieur Chaaben, la diversité des thèses qui fondent la théorie des parties prenantes montre l’ancrage de celle-ci dans la philosophie éthique. Son but serait en effet de définir les principes éthiques afin de rendre l’entreprise bénéfique pour l’humanité[69]. Si la notion n’est pas encore bien intégrée en droit OHADA des sociétés commerciales, sa réception nécessite de déterminer ses contours.

Dimension éthique.  La prise en compte des intérêts des parties prenantes contribue au renforcement de l’éthique sociétaire. Elle inscrit la société commerciale dans son rapport aux autres et à la communauté. Cela lui permet en effet d’être un agent de progrès qui ne se limite pas à la réalisation de profits. Ces partenaires constituent un contrepoids et contribuent sans doute à la création d’une éthique du fonctionnement de la société commerciale[70]. Les parties prenantes devraient, à ce titre, participer à l’élaboration de la politique de la société. Leurs intérêts doivent être considérés, autrement cela remettrait en question la crédibilité de la société. Or, une lecture croisée des articles 4 et 20 de l’AUDSCGIE nous apprend que toute société doit avoir un objet licite et être constituée dans l’intérêt commun des associés. Pour renforcer la dimension éthique de l’intérêt social, il est nécessaire d’adapter les dispositions de l’AUDSCGIE en prévoyant qu’une société commerciale doit être gérée dans le meilleur intérêt de ses associés, tout en respectant l’intérêt des parties prenantes.

En France, une récente loi du 22 mai 2019, connue sous le nom de loi PACTE, a ouvert la voie à la reconnaissance de la théorie des parties prenantes[71]. Cette loi modifie l’article 1833 du Code civil français, qui offre désormais un fondement légal à cette théorie. Depuis lors, « la société est gérée dans son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité »[72]. D’autres textes législatifs en droit français font l’exaltation de cette théorie[73]. Les parties intéressées sont des tiers au contrat de société[74]. Outre les dirigeants sociaux et les salariés, les parties intéressées peuvent être des investisseurs, des clients, des fournisseurs ou des sous-traitants, des autorités de contrôle, l’État, d’autres sociétés, des associations et ONG ou la société civile, des riverains ou des populations locales, etc. Bien que les catégories ne soient pas imperméables et que des intérêts, parfois contradictoires, puissent se chevaucher[75], il faut quand même distinguer les parties prenantes internes à la société de celles qui lui sont externes.

Stakeholders internes. Bien que les parties prenantes internes à la société se trouvent dans des situations juridiques différentes[76], elles partagent un point commun : celui de défendre leurs intérêts au sein de la société commerciale. Dans ces conditions, les normes éthiques doivent plus que jamais être convoquées afin d’assainir leurs relations. En dehors de la situation des associés, précédemment mentionnée et dont les intérêts prédominent, l’éthique sociétaire permet de corriger les dérives de la primauté actionnariale. Ainsi, il est nécessaire de ne pas négliger les intérêts des dirigeants sociaux et des salariés.

Pour les premiers, leurs intérêts sont spécifiques et différents de ceux des associés ou des salariés. En dépit de l’ambiguïté de leur statut parmi les stakeholders, leur position est telle que leurs intérêts doivent faire partie intégrante de la détermination de l’intérêt social. La rémunération des dirigeants sociaux soulève des questions d’éthique. L’AUDSCGIE veille à ce que leur enrichissement ne se fasse pas au détriment de la société commerciale et de ses actionnaires. L’idéal serait qu’elle soit liée à la plus-value qu’ils apportent à la société. Si l’article 891 de l’AUDSCGIE leur interdit d’abuser des biens sociaux, les dirigeants sociaux devront tout de même tenir compte des facteurs extra financiers dans la gestion de la société. A fortiori, le choix des valeurs colportées par le code de conduite relève souvent de la conviction du dirigeant social et/ou de la culture d’entreprise[77]. En tant que tels, les dirigeants sociaux doivent considérer les enjeux liés au développement durable lors de la détermination des orientations d’activités de la société.

Pour les seconds, il va sans dire que leur principal instrument de défense est le contrat de travail. Même s’ils ne sont pas partis au contrat de société, les salariés sont des partenaires de la société avec laquelle ils sont unis par un contrat de travail. La poursuite de l’intérêt social ne doit pas faire oublier à la société, quelles que soient sa forme et sa structure, qu’en son sein il y a des personnes intéressées qui ont également un rôle à jouer. On déplore cependant une absence manifeste d’harmonisation du droit du travail dans l’espace OHADA, ce qui pourrait davantage entraver la prise en compte effective des intérêts des salariés dans la poursuite de l’intérêt social. Contrairement au droit français, par exemple, qui a instauré un droit de participation des salariés au fonctionnement de la société, un droit d’alerte ainsi qu’un droit d’information, le droit OHADA reste limité sur ces aspects. De même, le droit OHADA exclut les salariés des personnes autorisées à recevoir la communication des documents comptables de la société et sont privés du droit d’alerte[78]. Pourtant, l’attribution gratuite d’actions aux salariés semble être inspirée du droit français[79], lequel ne prive pas les salariés ayant reçu des actions gratuites du droit de vote et du droit aux dividendes.

Pour autant, l’AUDSCGIE ne nie pas complètement pour autant les intérêts des salariés. Par exemple, l’article 626-1 et suivants prévoit la possibilité pour les salariés de recevoir des actions gratuitement, mais ces actions sont dénuées du droit de vote et du droit aux dividendes[80]. Le législateur prévoit que le salarié peut être nommé administrateur[81] et participer au capital social[82]. La prise en compte de leurs intérêts consiste à les consulter sur les orientations stratégiques de la société, sur la gestion prévisionnelle des emplois et des compétences, sur les orientations de la formation professionnelle et sur le plan de développement des compétences. Il existe donc un vide en matière de démocratie participative[83] en matière des sociétés commerciales que le législateur OHADA aura le mérite de combler par l’adoption d’un Acte uniforme sur le droit du travail.

Stakeholders externes. Contrairement aux parties prenantes internes, les tiers intéressés n’ont aucun lien structurel direct avec l’entreprise. Toutefois, il est important de reconnaître leurs intérêts, que ce soit dans le cadre d’une relation contractuelle ou factuelle avec la compagnie. On compte parmi ces derniers les partenaires opérationnels[84] (les clients, les fournisseurs, les créanciers, etc.), ainsi que la communauté sociale (l’État, les ONG, les associations, etc.). S’agissant des clients, ils sont un élément clé dans la réalisation de l’objet social[85]. Dès lors, ils manifestent des intérêts pour la société et sa gouvernance. Ainsi, le respect par la société d’une certaine éthique entraîne des conséquences sur son image. Cette dernière reflète des valeurs qu’elle défend et véhicule en commercialisant ses produits. Il s’agit désormais de favoriser le commerce équitable pour répondre aux attentes des clients.

S’agissant des fournisseurs et des sous-traitants, il est important de mentionner qu’ils soulèvent des questions liées à la responsabilité sociale de l’entreprise. L’éthique d’une société commerciale se révèle au travers de ses sources d’approvisionnement. Pour cause, les conditions de travail exposent souvent les employés des fournisseurs ou sous-traitants à des risques psychosociaux et à des problèmes de santé, sans aucune protection sanitaire ou de sécurité[86]. Enfin, les créanciers (investisseurs et fournisseurs de crédit) de la société sont intéressés par la bonne gestion de la société. La bonne conduite des affaires dans l’intérêt social est déterminante dans le financement de l’activité sociale.

En droit OHADA, le législateur accorde une importance capitale aux créanciers dans le cadre de procédures collectives. En effet, aux termes de l’article 28 de l’Acte uniforme relatif aux procédures collectives d’apurement du passif, « la procédure de redressement judiciaire et de liquidation des biens peut être ouverte à la demande d’un créancier, quelle que soit la nature de sa créance, à condition qu’elle soit certaine, liquide et exigible ». Par ces dispositions, le législateur OHADA entend ajouter à l’intérêt social, l’intérêt des créanciers et celui de l’économie.

La question éthique doit aussi être analysée à l’aune de l’intervention de l’État et des collectivités locales. Ceux-ci interagissent avec la société commerciale et contribuent au progrès de la société par les règles qu’ils édictent, surtout l’État, en matière fiscale ou sociale. Ils ont un intérêt dans le développement économique de la société. Leur intervention incite la société commerciale à inclure par exemple les risques de pollution dans ses calculs économiques, ce qui favorise le développement d’une éthique environnementale à long terme.

Les organisations non gouvernementales et les associations s’intéressent quant à elles aux activités des entreprises commerciales ainsi qu’à leurs répercussions sur la société et l’environnement. Il s’agit notamment des associations de protection des consommateurs, des associations de défense des travailleurs ou de l’environnement. Elles jouent un rôle crucial dans la défense d’intérêts spécifiques en lien avec l’intérêt social[87].

Légitimation des parties prenantes. Les parties prenantes exigent de plus en plus que les sociétés commerciales adoptent des pratiques éthiques et responsables. Répondre à ces attentes nécessite de revoir et d’adapter l’intérêt social en droit OHADA des sociétés commerciales pour y inclure des mécanismes de consultation et de participation des parties prenantes. Dès lors que l’on reconnaît aux parties prenantes des intérêts, même de faible nature, l’on déploie une conception objective extensive de l’intérêt social. Les intérêts des parties prenantes en droit OHADA ne devraient pas se résumer à la réalisation des droits substantiels dont elles sont titulaires. L’éthique sociétaire n’est pas un phénomène anormal en droit des sociétés commerciales, que l’on pense au contrat de société ou, plus proche de l’hypothèse étudiée, à l’intérêt social. Cette situation, qui met directement en œuvre la participation d’autres acteurs – tiers au contrat de société – dans l’intérêt social, illustre les valeurs éthiques qui doivent guider celle-ci.

B- La prise en compte des enjeux sociétaux et environnementaux

Éthique environnementale. Quelle place accorder aux enjeux environnementaux de la société dans l’appréciation de son intérêt social ? Le postulat de la théorie institutionnelle de l’intérêt social est l’évitement de la disparition précoce de la société commerciale[88]. Chercher à pérenniser la société commerciale revient à protéger l’intérêt de l’institution sociétaire. Or, la prédominance de la conception contractuelle déduite de l’article 4 de l’AUDSCGIE, qui définit la société commerciale comme celle créée dans l’intérêt commun des associés, ne semble pas compatible avec l’idée d’une prise en compte d’autres intérêts. La prise en compte de normes éthiques liées au développement durable, incluant les enjeux environnementaux et sociétaux, permettrait de moderniser l’intérêt social en droit OHADA. Cela implique un recul de la « suprématie actionnariale » et la dilution de l’intérêt commun des associés dans un intérêt plus large : l’intérêt général. Il est question d’envisager la société commerciale dans son ensemble, ce qui ne semble pas être le cas avec les principes actuels du droit OHADA des sociétés commerciales.

Point d’attention. Toutefois, il est inutile d’attendre que le droit OHADA atteigne un degré de sophistication comparable à celui des pays développés en matière de protection de l’environnement[89]. Le mieux est de s’approcher le plus possible des mécanismes sociétaires prévus par le droit de l’OHADA, qui considère la société commerciale comme une personne morale susceptible de favoriser le bien-être collectif. Qu’à cela ne tienne ! Les mécanismes de l’AUDSCGIE, tels qu’ils sont actuellement définis dans la législation communautaire, ne permettent pas de gérer adéquatement les risques environnementaux et sociétaux.

Adaptation de l’article 4. À cet égard, le législateur OHADA pourrait adapter l’article 4 de l’AUDSCGIE pour permettre la création de sociétés commerciales visant des objectifs sociétaux et environnementaux. Le législateur OHADA se montrerait audacieux en remettant en cause certains principes traditionnels du droit des sociétés pour assurer le bien-être collectif. Au-delà de l’intérêt des actionnaires, toute société commerciale doit poursuivre l’intérêt social tout en intégrant des préoccupations sociétales et environnementales dans ses activités.

En France, par exemple, la prise en considération de ces préoccupations est impérative depuis 2001 et concerne toutes les sociétés commerciales, quelles que soient leur taille et leur forme sociale. Monsieur Intole constate qu’il existe bien en droit OHADA un reporting sociétal et environnemental dans l’espace OHADA, mais il n’est pas proactif[90]. La prise en compte des enjeux sociétaux et environnement oblige, a minima, les dirigeants de l’entreprise à examiner sérieusement, lors du processus décisionnel, l’impact des enjeux sociaux et environnementaux liés à leur activité et à se doter des moyens pour y parvenir. Ces moyens dépendront évidemment de la taille de l’entreprise et de la nature de son activité.

Les sociétés commerciales régies par l’AUDSCGIE pourraient être incitées à divulguer les principaux risques liés à leurs activités et les mesures prises pour les gérer. Comme l’a souligné Monsieur Perrier, la devise du droit de l’environnement appliqué à l’éthique sociétaire pourrait se résumer dans le triptyque « informer, alerter, responsabiliser »[91]. Ces informations constitueraient une part essentielle du futur devoir de vigilance qu’il faudra envisager en droit OHADA.

Le devoir de vigilance. Si les pratiques ont déjà largement évolué pour prendre en compte les enjeux sociaux et environnementaux sous d’autres cieux[92], il serait souhaitable que le législateur OHADA favorise le respect du devoir de vigilance, qui implique évidemment la production de rapports sur des questions sociales et environnementales. Dans un obiter dictum substantiel, le Tribunal judiciaire de Paris a livré sa conception du devoir de vigilance. « Il s’agit, en concertation avec les parties prenantes, d’identifier et d’analyser l’impact potentiel des activités de l’entreprise sur les droits fondamentaux des personnes, leur santé et sécurité ou sur l’environnement en prenant concrètement en compte, sur l’ensemble de la chaîne de valeur, des facteurs précis susceptibles d’engendrer la réalisation des risques tels que le secteur et la nature de l’activité, sa localisation, le mode de relation commerciale et le cadre juridique lui servant de support, la dimension, la structure ou les moyens des filiales ou des partenaires ainsi que les conditions matérielles de production ou de réalisation de la prestation »[93].

Le devoir de vigilance oblige les sociétés commerciales à évaluer les risques d’atteinte aux droits des travailleurs dans leur chaîne de valeur. Le devoir de vigilance n’est pas qu’un simple exercice de communication, il commande la publication d’un réel dispositif de suivi des mesures de vigilance. Son manquement peut conduire à l’engagement de la responsabilité des dirigeants sociaux.

La responsabilité des dirigeants sociaux. Les dirigeants sociaux seront tenus responsables non seulement de la performance financière de la société commerciale, mais aussi de ses impacts sociaux et environnementaux. L’approche par l’intérêt général, qui va au-delà du seul intérêt de la société, peut paraître dangereuse, puisqu’elle aurait pour conséquence de donner plus de pouvoir et de responsabilité aux dirigeants plutôt qu’aux associés. Subséquemment, la responsabilité civile des dirigeants devra être élargie pour inclure ces dimensions. Des mécanismes de contrôle et de sanction pourront être renforcés pour s’assurer que les dirigeants sociaux intègrent ces enjeux dans leur prise de décision. Sur le plan pénal, l’élargissement de la notion d’intérêt social ne devrait pas avoir de conséquences significatives sur la répression des abus de biens sociaux. En effet, ce délit est tourné vers la protection de l’intérêt social, et singulièrement les intérêts des actionnaires à l’égard desquels ce délit constitue une forme spécifique d’abus de confiance. La responsabilité pénale des dirigeants sociaux pourrait être engagée dès lors qu’il sera établi que l’absence de prise en compte de ces enjeux est à l’origine d’un délit ou d’un crime. Néanmoins, sur le plan civil, la responsabilité des dirigeants sociaux suppose de caractériser une faute, un dommage et un lien de causalité.

S’agissant de la faute, elle peut avoir diverses origines. D’abord, elle peut consister en l’absence totale de prise en compte des enjeux sociaux et environnementaux dans la réalisation de l’activité de la société. Cette hypothèse est peu probable. Ensuite, la faute probable peut résulter d’une prise en compte insuffisante ou défectueuse des enjeux sociaux et environnementaux. Ainsi, une décision prise dans l’intérêt de la société et qui profite aux actionnaires, mais qui apparaîtrait en contradiction avec la responsabilité sociale de l’entreprise serait plus délicate à sanctionner. En effet, il y a une forte subjectivité qui caractérise le processus de prise en compte des enjeux sociaux et environnementaux. Dans ces conditions, l’impact social et surtout environnemental d’une activité sociale sera souvent difficile à déterminer, car incertain. Cette question invite donc à la prudence, parce qu’il faudra rapporter la preuve d’un manquement et surtout celle d’un préjudice. La portée de l’engagement de la responsabilité civile des dirigeants sociaux devrait donc être faible.

Limites et incertitudes. Quid alors de l’appréciation de la décision d’un dirigeant social lorsqu’une société devra procéder à des licenciements pour garantir sa pérennité ? Dans cette hypothèse, la prise en compte des enjeux sociaux et environnementaux devra être subordonnée à la poursuite de l’intérêt social. La survie de la société commerciale, personne morale, est prioritaire. Les dirigeants sociaux ne peuvent pas, en toute situation, servir deux maîtres à la foi. Il serait donc illusoire de penser que le renouvellement de la notion de l’intérêt social en droit OHADA pourrait conduire au changement des business models des sociétés commerciales. De même, dans l’hypothèse d’une société dont l’activité sociale n’admet qu’une prise en compte minimale des normes environnementales en raison de ses activités, comme le cas d’une société d’exploitation minière dans un écosystème fragile, il sera tout aussi difficile de trancher en faveur des enjeux sociaux et environnementaux. Ces différentes situations constituent des causes d’exonération de la responsabilité civile des dirigeants sociaux pour insuffisance de prise en compte desdits enjeux.

S’agissant du dommage, il peut être évalué à l’aune de l’intérêt social. Ainsi, le dommage subi par la société peut consister en un préjudice moral qui pourra s’évaluer sur l’appréciation d’éléments immatériels comme l’image ou la réputation de la société commerciale. Souvent, la prise en compte insuffisante des enjeux sociaux et environnementaux aura créé un profit. Cela signifie que le montant des dommages et intérêts devrait demeurer limité.

S’agissant du lien de causalité, il faudra définir l’auteur de l’action en justice. Le droit commun de la responsabilité civile trouvera donc à s’appliquer et les actionnaires pourront agir. Des parties prenantes devront également avoir la possibilité d’agir en justice à l’encontre de la société ou des dirigeants, car elles auront un intérêt à agir. Ainsi, toute personne justifiant d’un intérêt à agir devrait pouvoir enjoindre les dirigeants sociaux de justifier l’absence de prise en compte des enjeux sociaux et environnementaux dans le processus de prise de décision. Et, sur la base des informations reçues ou en l’absence de telles informations, la responsabilité de la société ou des dirigeants sociaux pourra être engagée. Il s’agira d’obliger le dirigeant social à réparer le préjudice que la prise en compte de ces enjeux aurait permis d’éviter.

La nécessité d’une réforme. Le cadre juridique OHADA doit être modernisé pour mieux intégrer les normes éthiques et les enjeux contemporains. Cela pourrait inclure des amendements aux actes uniformes existants ou l’introduction de nouvelles législations spécifiques. La publication d’informations environnementales pourrait être réservée aux sociétés commerciales dépassant certains seuils fixés par l’Acte uniforme. Cette mesure pourrait inciter des personnes intéressées (ONG, élus, salariés, clients) à demander des comptes aux entreprises au motif que ses activités sont dommageables à l’environnement ou à la société tout entière. Par ailleurs, la mise en place de dispositifs incitatifs, tels que des avantages fiscaux pour les entreprises respectant des normes éthiques élevées, pourrait également être envisagée pour encourager une meilleure prise en compte de l’intérêt social élargi.

En définitive, l’analyse de l’intérêt social à l’aune des normes éthiques en droit OHADA des sociétés commerciales montre l’existence de mesures, parfois spontanées et parfois contraintes, en faveur d’une éthique sociétaire illustrant ainsi la volonté du législateur communautaire de faire en sorte que les sociétés commerciales prennent en compte les externalités négatives que leur activité économique génère. Cela permettra de garantir que les entreprises dans l’espace OHADA ne survivent pas seulement, mais qu’elles prospèrent de manière éthique et responsable. Reste à voir si ce phénomène s’accentuera et si le législateur sera en mesure de l’accompagner en lui offrant un cadre attractif et favorable, notamment sur les plans sociaux et environnementaux. Par ailleurs, si la démarche éthique vise l’humanisation des sociétés commerciales, sinon le rapprochement de la société commerciale et de l’être humain, est-il vraiment possible d’exiger de celle-ci des valeurs qu’on ne peut attendre de celui-là ?

 

[1] Dès l’introduction de sa thèse, soutenue en 1974, Gérard Sousi écrivait déjà que « la notion d’intérêt social est une notion irritante car bien qu’on la trouve dans de nombreux domaines du droit des sociétés, elle n’a jamais été définie et elle échappe à l’analyse chaque fois que l’on croit la cerner ». G. SOUSI, L’intérêt social dans le droit français des sociétés commerciales, thèse de doctorat en droit, Université Jean Moulin Lyon 3, 1974, p. 1.

[2] Acte Uniforme relatif au droit des sociétés commerciales et du groupement d’intérêt économique.

[3] V. en ce sens M. DIAWARA, La notion d’intérêt social dans l’AUSCGIE révisé, mémoire de master en droit privé, Université Assane Seck de Ziguinchor, mars 2019, p. 11.

[4] CCJA, 3e Ch., n°107/2020 du 9 avril 2020.

[5] V. les articles 130, 131, 277, 328, 432 de l’AUDSCGIE.

[6] Pour aller plus loin, v. D. SCHMIDT, « De l’intérêt commun des associés », JPC 1994, I, n°3793, p. 440 et B. Y. MEUKE, « De l’intérêt social dans l’AUSCGIE de l’OHADA », OHADATA D-06-24, p. 6.

[7] I. CADET, « L’intérêt social, concept à risques pour une nouvelle forme de gouvernance », Management & sciences sociales, 2012, Risque : éthique et gouvernance, 13, p.16.

[8] AUDSCGIE, Art. 131, al. 3 : « La juridiction compétente peut désigner un mandataire ad hoc aux fins de représenter à une prochaine assemblée les associés minoritaires ou égalitaires dont le comportement est jugé abusif et de voter en leur nom dans le sens des décisions conformes à l’intérêt social y compris celui des différents associés ».

[9] J. MESTRE (dir.), Lamy sociétés commerciales, 2017, n°1540 et s.

[10] A. PIROVANO, « La « boussole » de la société. Intérêt commun, intérêt social, intérêt de l’entreprise ? », D. 1997. 189.

[11] AUDSCGIE, Art. 4 : « La société commerciale est créée par deux (2) ou plusieurs personnes qui conviennent, par un contrat, d’affecter à une activité des biens en numéraire ou en nature, ou de l’industrie, dans le but de partager le bénéfice ou de profiter de l’économie qui peut en résulter. Les associés s’engagent à contribuer aux pertes dans les conditions prévues par le présent Acte uniforme. La société commerciale est créée dans l’intérêt commun des associés ».

[12] D. ALLAND et S. RIALS, Dictionnaire de la culture juridique, PUF, 2003.

[13] P. HADOT, S. LAUGIER, A. DAVIDSON, « Qu’est-ce que l’éthique ? », Cités, 2001/1 (n° 5), p. 129-138.

[14] P. SALIN, « Quelle éthique pour les entrepreneurs ? », in Ethique des affaires : de l’éthique de l’entrepreneur au droit des affaires. Actes du colloque organisé par le Centre de recherche en éthique économique et des affaires et déontologie professionnelle de la Faculté de droit d’Aix-Marseille, 4 et 5 juillet 1996, p. 148.

[15] V. sur le sujet, J. CARBONNIER, Flexible droit. Sociologie juridique. Essai sur les lois, 1re éd., 2001, LGDJ, 2013, p. 94 ; G. RIPERT, La règle morale dans les obligations civiles, LGDJ, 1949, 4è édition, p. 1.

[16] O. DEBAT, « Introduction », in Vers une autorégulation de l’éthique des activités économiques, LexisNexis, 2022, p. 3.

[17] J. CARBONNIER, « Morale et droit », Revue juridique du Centre-Ouest, n°11, 1993, p. 6.

[18] Ch. JUBAULT, « Les codes de conduite privés », in Le droit souple, Association Henri CAPITANT, Tome XIII, Dalloz, coll. Thèmes et commentaires, p. 27.

[19] D. SCHMIDT, « De l’intérêt commun des associés », loc. cit.

[20] O. GELINIER, L’éthique des affaires. Halte à la dérive, éd. du Seuil, 1991, p. 73.

[21] G. ROCHER, Etude de sociologie du droit et de l’éthique, 2e éd., Thémis, 2016, p. XIV.

[22] O. GELINIER, op. cit., p. 74.

[23] F.-G. TREBULLE, « Stakeholders Theory et droit des sociétés », BJS, décembre 2006, n° 12, p. 1337.

[24] B. OPPETIT, « Ethique et vie des affaires », Mélanges offerts à A. Colomer, Litec, 1993, p. 325.

[25] D. MAZEAUD, « Solidarisme contractuel et réalisation du contrat », in L. GRYNBAUM et M. NICOD (dir.), Le solidarisme contractuel, Economica, 2004, pp. 58-59.

[26] B. OPPETIT, « Ethique et vie des affaires », op. cit., p. 321.

[27] G. CHANTEPIE, « Éthique et contenu du contrat en droit privé », in C.-A. DUBREUIL et D. MAZEAUD (dir.), Éthique et contrats, Lextenso / LGDJ, 2021, p. 71.

[28] V. notamment les articles 19 et 20 de l’AUDSCGIE.

[29] AUDSCGIE, Art. 20 : « Toute société doit avoir un objet licite ».

[30] Pour aller plus loin, lire P. ANCEL, v° « Contractualisation », in L. CADIET (dir.), Dictionnaire de la Justice, PUF, 2005.

[31] R. INTOLE, La responsabilité des grandes entreprises en matière sociétale et environnementale à l’aune du devoir de vigilance. Analyse comparée des droits français et OHADA, thèse de doctorat en droit privé, Université Paris Panthéon-Assas, 2023, p. 238.

[32] C’est le cas des associations et relativement des coopératives.

[33] Trésor de la Langue Française informatisé.

[34] G. CORNU, Vocabulaire juridique, op. cit., V° « Profit ».

[35] C. CLERC, « Sur la réforme de l’entreprise : objet social, objet de réforme sociale », in L’intérêt social dans la loi PACTE, Grand Angle 2019, Dalloz, p. 33.

[36] A. BENNINI, Le voile de l’intérêt social, thèse de doctorat en droit, Université de Cergy-Pontoise, 2010, p. 171.

[37] H. M’BAYE, La différence entre la bonne foi et la loyauté en droit des contrats, thèse de doctorat en droit, Université de Montpellier, 2019, p. 82.

[38] M. FABRE-MAGNAN, Droit des obligations. Tome 2 : Responsabilité civile et quasi-contrats, Paris, PUF, 2013, p. 68.

[39] C’est une règle d’ordre public que les contrats doivent être négociés, formés et exécutés de bonne foi.

[40] F. VESSIO, « La société civile lato sensu : développement pluridisciplinaire du statut des lanceurs d’alerte », in Vers une autorégulation de l’éthique des activités économiques, op. cit., p. 40.

[41] A. BENABENT, Droit des obligations, Montchrétien, Paris, 2016, n°285.

[42] T. REVET, « L’éthique des contrats en droit interne », in Ethique des affaires : de l’éthique de l’entrepreneur au droit des affaires, op. cit., p. 215.

[43] V. en ce sens H. LECUYER, « Redéfinir la force obligatoire du contrat ? », LPA, 6 mai 1998, p. 44.

[44] CCJA, Ass. Plén., 1re ch., Arr. n°142/2017, 29 juin 2017, Pourvoi n°127/2014/PC.

[45] V. notamment les articles 53-4 et 125 de l’AUDSCGIE.

[46] AUDSCGIE, Art. 130.

[47] AUDSCGIE, Art. 131.

[48] Trésor de la langue française informatisé.

[49] Cass., req., 3 août 1915, Coquerel c/ Clément-Bayardn° 00-02.378, Cass. civ. 3e, 7 mars 2007, pourvoi n° 06-12.702.

[50] Ph. LE TOURNEAU, « Abus de droit », Répertoire de droit civil Dalloz, mars 2024.

[51] G. RIPERT, La règle morale dans les obligations civiles, LGDJ, Paris 1949, p. 157, n° 89

[52] AUDSCGIE, Art. 130, al. 2.

[53] AUDSCGIE, Art. 131, al. 2.

[54] CCJA, Ass. Plén., Arr. n°064/2015, 29 avr. 2015, pourvoi n°064/2007/PC.

[55] CA de Com. Abidjan, 1re Ch., no 721/2023 du 20 juillet 2023.

[56] TGI Mfoundi, Jug. Civ. n°205, 12 janv. 2004, Aff. SNAC c/ Mouiche.

[57] TC Cotonou, Ch. 1re, Sect. 2., Jug. n°33/23/CJ1/SII/TCC du 27 avril 2023.

[58] M. SEGONDS, « L’éthique des affaires…déduite du délit d’abus de biens sociaux », in J.-B. PERRIER, Le droit pénal et l’éthique des affaires, Actes de colloque du 18 mars 2016, LGDJ / Lextenso, 2018, p. 51.

[59] TGI Ouagadougou (Burkina-Faso), Jug. n°860, 10 janv. 2000, Aff. Ministère public c/ YAMEOGO Jean Vivien Alfred.

[60] F. STASIAK, « L’interprétation des notions de biens, de crédit, de pouvoirs et de voix dans les abus de gestion commis par les dirigeants sociaux », in F. STASIAK (dir.), Histoire et méthodes d’interprétation en droit criminel, Dalloz, 2015, p. 213.

[61] Notamment pour les sociétés en participation, les sociétés créées de fait et les sociétés en nom collectif.

[62] Cass. crim., 21 déc. 1954 : Bull. crim., n°422.

[63] Cass. crim., 27 oct. 1997, n° 96-83.698, suivi d’autres arrêts confirmatifs dont : Cass. crim., 22 oct. 2008, n° 07-88.111 ; Cass. crim., 6 avr. 2016, n° 15-81.159 ; Cass. crim., 14 mars 2018, n° 16-82.117.

[64] V. notamment Ph. CONTE et W. JEANDIDIER, Droit pénal des sociétés commerciales, Litec, 2004, p. 138.

[65] AUDSCGIE, Art. 891 et s.

[66] V. en ce sens, J. ALLOUCHE, O. CHARPATEAU, « Éthique et parties prenantes. Les enjeux philosophiques », Encyclopédie des ressources humaines, Vuibert, 2012, p. 17.

[67] M. CHAABEN, La finance durable, thèse de doctorat en droit privé, Université de Limoges, 2020, p. 84.

[68] M. BONNAFOUS-BOUCHER, J. DAHL RENDTORFF, La théorie des parties prenantes, La Découverte, 2014, p. 9

[69] M. CHAABEN, op. cit., p. 87

[70] J.-F. BARBIERI, « Morale et droit des sociétés », LPA 7 juin 1995, n° PA199506803, p. 13.

[71] Loi n° 2015-990 du 6 août 2015 pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques, JORF n° 0181 du 7 août 2015, p. 13537, texte n° 1.

[72] C. civ., Art. 1833, al. 2.

[73] Loi n° 2012-1559 du 31 décembre 2012 relative à la création de la Banque publique d’investissement, JORF n° 0001 du 1 janvier 2013, p. 44, texte n° 3 ; Loi n° 2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre, JORF n°0074 du 28 mars 2017, texte n° 1 et C. com., art. L. 225-102-4.

[74] D. CHOLET, « La distinction des parties et des tiers appliqués aux associés » Rec. Dalloz 2004, p. 1141.

[75] C’est le cas par exemple de l’actionnaire salarié ou de l’actionnaire et/ou salarié militant écologiste, de l’actionnaire concurrent, du salarié voisin, etc.

[76] F-G. TREBULLE, « Stakeholders Theory et droit des sociétés », préc.

[77] V. notamment M. LAROUER, « Les sociétés personnes morales et leurs dirigeants : soft law, chartes et codes éthiques », in Vers une autorégulation de l’éthique des activités économiques, op. cit., p. 56.

[78] P. S. A. BADJI, « Les orientations du législateur OHADA dans l’AUSCGIE révisé », Revue de l’Ersuma, n°06, janv. 2016, p. 9.

[79] Loi n° 80-834 du 24 octobre 1980 créant une distribution d’actions en faveur des salariés des entreprises industrielles et commerciales.

[80] AUDSCGIE, Arts. 542 et 640, al. 7

[81] AUDSCGIE, Art. 426.

[82] AUDSCGIE, Art. 547-1.

[83] V. notamment F. TAGOURLA, « Les pouvoirs des dirigeants dans l’espace OHADA à l’épreuve des principes de bonne gouvernance », Rec. Penant, éd. Juris Africa n°883, avril – juin 2013, p. 217.

[84] S. DAMAK-AYADI, Y PRESQUEUX, « La théorie des parties prenantes en perspective », Journée de développement durable et entreprise, Angers, mai 2003.

[85] J. PAILLUSSEAU, « L’efficacité des entreprises et la légitimité du pouvoir », LPA 1996, n° 74, p. 17.

[86] E. ALGAVA, S. AMIRA, « Sous-traitance : des conditions de travail plus difficiles chez les preneurs d’ordres », Dares Analyses, février 2011.

[87] B. PARANCE, « Action en justice des associations de protection de l’environnement, infraction environnementale et préjudice moral », D. 2011, p. 2636.

[88] V. notamment G. GOFFAUT-CALLEBAUT, « La définition de l’intérêt social. Retour sur la notion après les évolutions législatives récentes », Dalloz RTD. Com. 2004, p. 35.

[89] Y. ADAM TAIROU, Préoccupations environnementales et droit de l’entreprise dans l’espace OHADA, L’Harmattan, Paris, 2013, p. 27.

[90] R. INTOLE, op. cit., p. 207.

[91] J.-B. PERRIER, « Chronique Ethique de l’entreprise », LPA 20 août 2014, n° PA201416602, p. 6.

[92] C’est notamment le cas de la France (loi n° 2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre) et plus largement des Etats européens (Directive Corporate Sustainability due diligence directive sur le devoir de vigilance en matière de développement durable des entreprises, adoptée par le Parlement européen le 24 avril 2024).

[93] TJ Paris, 5 déc. 2023, no 21/15827.

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