Les actualités de l’arbitrage maritime
Philippe DELEBECQUE
Agrégé des Facultés de droit, Président de la Chambre Arbitrale Maritime de Paris, Professeur Émérite à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Directeur scientifique de la Revue africaine de droit des affaires
L’arbitrage est le mode de règlement usuel des litiges en matière maritime. Il l’a toujours été et l’est plus encore aujourd’hui. La plupart des contrats, qu’il s’agisse d’affrètement, de construction, de vente, d’assistance ou même d’assurance, contiennent des clauses compromissoires, étant précisé que, le plus souvent, l’arbitrage est organisé dans le cadre d’institutions arbitrales (LMAA ; CAMP ; SMA ; SIAC …).
Les litiges sont assez nombreux : ils font partie de la vie des affaires. Les questions soulevées sont récurrentes, telle la question sur le calcul des surestaries ou encore sur le décompte des staries, sans parler de l’indemnisation des préjudices consécutifs aux ruptures de contrats. Mais d’autres questions apparaissent, liées aux technologies contemporaines, aux problèmes environnementaux ou encore à la réapparition de certains phénomènes, tels que la piraterie. En tout cas, les questions se renouvellent aussi bien sur les aspects de procédure que sur ceux de fond. Nous nous en tiendrons à ces aspects en évoquant les actualités concernant tant la procédure arbitrale que le fond des affaires.
I. Questions de procédure
Il faut immédiatement signaler l’arrêt Steamship de la Cour de Justice[1] faisant observer, en substance, que le système « Bruxelles » institué par les règlements européens sur la compétence des tribunaux impose aux juridictions des Etats membres de ne pas accorder d’effets aux sentences arbitrales (et donc aux décisions judiciaires qui en reprennent les termes) qui pourraient porter atteinte aux objectifs fondamentaux de ce système, notamment « en méconnaissant l’effet relatif d’une clause compromissoire et les règles relatives à la litispendance. »
A la suite de la catastrophe du « Prestige », plusieurs actions civiles sont engagées, dans le cadre de la procédure pénale ouverte en Espagne, contre le capitaine et les propriétaires du navire ainsi que contre le London P and I en sa qualité d’assureur de responsabilité. A la suite desquelles, les défendeurs sont condamnés au paiement d’une indemnité de près d’1 Milliard USD, condamnation suivie d’une ordonnance d’exécution impartissant au London (qui n’avait pas participé à la procédure judiciaire) de payer une somme de 855 M d’euros à l’Etat espagnol. En parallèle à ces actions, quoique postérieurement, une procédure d’arbitrage est engagée à Londres par le London en vue de faire constater que l’Etat espagnol, dans son action directe contre le Club, était tenu de s’incliner devant la clause compromissoire stipulée dans le contrat d’assurance et la fameuse clause pay to paid. Demande à laquelle le tribunal arbitral fait naturellement droit et suivie d’une décision de la High Court (saisie par le London), confirmée en appel, reprenant les termes de la sentence arbitrale. D’où cette question posée à la Cour de Justice : quelle voie faut-il privilégier : l’instance étatique ou l’instance arbitrale ? Plus précisément, la décision de la High Court (rendue avant le Brexit) reprenant purement et simplement les termes de la sentence arbitrale n’est-elle pas une décision qui, en tant que telle, doit être reconnue de plein droit dans l’UE et fait elle- même obstacle à la reconnaissance de la décision judiciaire (espagnole) de condamnation[2] ? La Cour de Justice[3] ne l’a pas admis comme nous l’avons relevé en commençant. Mais venant après l’arrêt Achmea[4], la jurisprudence London Steam-Ship place l’arbitrage dans une situation bien inconfortable et paradoxale puisqu’en dehors de l’Union, les anti suit injunctions que la Cour avait su cantonner repartent de plus belle[5].
Dans le même sens restrictif, on ne peut s’empêcher de citer la jurisprudence récente du Conseil d’Etat[6]. Il est dit en effet que le litige opposant une personne publique française à une partie étrangère pour un contrat passé pour les besoins du commerce international est « inarbitrable ». Plus précisément, selon le Conseil d’Etat, décidément de plus en plus autoritaire, « les principes généraux du droit public français » commandent, « sous réserve des dérogations découlant de dispositions législatives expresses ou, le cas échéant, des stipulations de conventions internationales régulièrement incorporées dans l’ordre juridique interne », que les personnes morales de droit public ne puissent pas « se soustraire aux règles qui déterminent la compétence des juridictions nationales en remettant à la décision d’un arbitre la solution des litiges auxquels elles sont parties. » Une conséquence concrète de cette nouvelle jurisprudence, il est vrai préparée depuis de nombreuses années, en est tirée : le juge administratif, saisi d’une demande tendant à l’exequatur d’une sentence arbitrale, devra donc « s’assurer qu’il n’a pas été recouru à l’arbitrage en méconnaissance de ces principes. »
Sous ces réserves, tenant à la jurisprudence de la CJUE et du Conseil d’Etat, le droit positif reste très ouvert à l’arbitrage. Les applications du principe « compétence-compétence » qui veut que les arbitres soient compétents pour apprécier leur propre competence, à moins que la convention d’arbitrage ne soit manifestement nulle ou manifestement inapplicable sont de plus en plus nombreuses. On peut ainsi faire état de cette décision : Cass. 1re civ. 14 févr. 2024, n° 22-19.385 qui observe que la clause compromissoire contenue dans un contrat initial de distribution de produits électroniques n’est pas manifestement inapplicable dans les relations entre l’ensemble des parties liées par des contrats successifs translatifs de propriété, « qu’elles aient ou non assigné le fabricant ». Autrement dit, dans une chaîne de ventes successives d’un même produit, le litige sur la qualité du produit opposant le sous-acquéreur à l’un ou l’autre des vendeurs intermédiaires relève, prima facie, de la compétence arbitrale sur le fondement de la clause stipulée dans le contrat conclu entre le fabricant et le premier vendeur intermédiaire, alors même que le fabricant n’est pas en cause. La circulation de la clause compromissoire est décidément de plus en plus fluide[7].
Autre décision notable dans laquelle un contrat renvoyait aux « conditions ‘Incograin 13’ ‘Synacomex 2000’ », conditions contenant chacune une clause compromissoire renvoyant à des chambres arbitrales différentes. Ces clauses s’annulent-elles ? La réponse est négative : En effet, le principe de l’effet utile de la clause d’arbitrage conduit à dire que les parties ont bien voulu aller en arbitrage[8]. Quant à la question de savoir devant quelle chambre, c’est au tribunal arbitral de s’en justifier, sans que le juge de l’annulation n’ait à se prononcer, n’étant pas le juge de la révision de la sentence. Fallait-il étendre le contrôle de la compétence arbitrale ? Il appartiendra à la Cour de cassation saisie d’un pourvoi de répondre.
Enfin, on ne peut pas ne pas faire état de cette décision ayant, pour la première fois à notre connaissance, reconnu la possibilité d’aller en arbitrage pour les litiges de droit du travail, lorsque, du moins, les contrats en cause ont une dimension internationale[9]. En l’espèce, tel était le cas : le versement des salaires impliquait en effet « un transfert de fonds à travers les frontières » et l’exécution du contrat était par nature international, car le navire était destiné à naviguer dans les eaux de plusieurs pays et battait pavillon étranger. La clause d’arbitrage stipulée dans un contrat de travail interne est nulle. Contenue dans un contrat de travail international, elle est simplement inopposable au salarié : dès lors, rien ne lui interdit de s’en prévaloir si cela est à son avantage (comme dans l’affaire en cause tranchée par la CAMP).
II. Questions de fond
On relèvera ci-après certaines sentences, la plupart de la CAMP, qui illustrent la diversité des thèmes abordés, sans oublier de rappeler que les questions classiques liées au jeu des surestaries (demurrage), à la régularité de la notice of readiness (NOR) ou encore à l’appréciation d’un port sûr (safe port) continuent, mais sans doute moins qu’auparavant, à susciter un certain contentieux.
Statement of facts contradictoires[10] : Le « statement of facts » signé contradictoirement par le représentant du fréteur (le capitaine) et le représentant de l’affréteur prévaut sur les autres relevés des faits. En conséquence, lorsque des divergences apparaissent entre des relevés météorologiques et les indications figurant au « statement of facts », c’est ce dernier qui, signé contradictoirement, l’emporte. Il faut donc admettre que les périodes de pluie (ne permettant pas la poursuite des opérations de déchargement et ne pouvant pas être prises en compte dans le temps de planche) retenues par le capitaine dans le document contradictoire entraient bien dans le champ de la clause « PWWD » (Per Weather Working Day »).
Assurances et tierce détention[11]. En l’état, d’une part, de deux contrats de tierce détention successifs comportant les caractéristiques principales et spécifiques à ce type de contrat, avec toutefois une zone d’ombre quant à la quantité de marchandises lors de la transmission de la responsabilité des stocks entre les deux tiers détenteurs, et, d’autre part, de l’accord de l’apériteur pour proroger la garantie au-delà des trois premiers mois, sous réserve d’une absence de sinistre déclaré au titre de la première période, et dès lors qu’il est établi que l’assuré était parfaitement au fait des constatations réalisées par son expert démontrant l’existence d’un stock estimé de 14 797 mt en lieu et place des 19 210 mt décomptés par le tiers détenteur, il convient d’observer que la condition imposée par l’apériteur n’a pas été remplie. Dans ces conditions, l’annulation de la prorogation et donc de la garantie des assureurs s’impose par application de l’article L. 172-2 c. ass., étant précisé que la connaissance par le mandataire des faits permet d’induire la même connaissance par le mandant.
S’il est vrai que l’article L. 172-4 c. ass. et la théorie des risques putatifs conduisent à dire que la perte antérieure au contrat n’empêche pas la garantie de l’assureur si la nouvelle de la perte n’en était pas connue sur place, une telle théorie ne saurait s’appliquer lorsque les détournements sont survenus sur une très longue période relativement, de surcroît, à une assurance stockage.
Transport maritime : conteneurs tombés à la mer[12]. S’agissant d’une chute de conteneurs causée par un arrimage défectueux (verrous tournants du conteneur inférieur), il importe de déterminer la responsabilité respective du navire et du manutentionnaire dans l’événement. Selon le contrat liant le transporteur et le terminal, le transfert des risques s’opère lorsque les verrous tournants sont fermés. Cependant, dès lors que le rapport d’expertise constate que certains verrous tournants sont en mauvais état, la responsabilité du dommage doit être partagée à hauteur de 80 % pour le manutentionnaire ayant manqué à son devoir de prudence en manipulant les verrous et à son devoir de signalement en omettant de rapporter la situation au transporteur et de 20 % pour le transporteur.
Au-delà de ces premiers exemples révélant l’intérêt de l’arbitrage maritime, son caractère concret et répondant aux préoccupations de la pratique, on peut également observer combien, en matière maritime, la jurisprudence arbitrale est plus pertinente que la jurisprudence étatique, tout simplement parce que le contrat est sinon sacralisé du moins respecté par principe. En outre, la jurisprudence arbitrale démontre à travers nombre d’exemples combien elle a le sens des réalités.
Ainsi en est-il des solutions rendues sur la question de l’identification du transporteur. Lorsque le connaissement ne permet pas d’identifier le transporteur, la jurisprudence étatique voit dans le propriétaire du navire le transporteur[13]. La jurisprudence arbitrale n’est pas aussi catégorique et cette approche est certainement plus fine[14] : « … les tiers porteurs du connaissement sans en-tête conservent la possibilité d’agir contre celui qu’ils considèrent comme le transporteur s’ils peuvent l’identifier. Pour le praticien, un transporteur maritime est un entrepreneur qui, en récompense d’un fret, organise le transport en instruisant les intervenants et en payant les frais du voyage. Si ce dernier n’est pas propriétaire du navire et se le procure aux termes d’une T/C, l’armateur propriétaire de ce navire n’en disposant plus commercialement n’est plus qu’un fournisseur de moyens. Les connaissements signés par le capitaine le sont au nom de l’affréteur à temps qui a acquis la gestion commerciale du navire et endossé la responsabilité attachée au transporteur. »
Un autre exemple tient aux clauses FI0 par lesquelles le transporteur déclare qu’il n’entend pas assumer les obligations de chargement et de déchargement de la marchandise. Celles-ci sont considérées par la jurisprudence étatique française[15] comme n’ayant aucune incidence sur la responsabilité du transporteur. La jurisprudence arbitrale n’est pas aussi systématique et admet ces clauses lorsqu’elles répondent à des besoins particuliers et s’expliquent par des situations de fait[16]. Cette clause n’est pas seulement financière, mais concerne l’économie du contrat de transport en précisant l’étendue des obligations du transporteur, à savoir prendre en charge la marchandise lorsqu’elle a été mise à bord et arrimée et la conduire en l’état au port de destination où il la mettra à disposition du destinataire pour qu’il la fasse décharger sans frais ni risques pour le navire[17]. Là encore, la solution exprime mieux la volonté des parties, compte tenu des circonstances particulières.
Le troisième exemple a pour matière les conventions internationales. Il n’est pas rare que les chartes-parties fassent référence à une convention sur la responsabilité du transporteur maritime (Règles de La Haye ou Règles de La Haye Visby, demain Règles de Rotterdam). Ce renvoi à une convention impérative, comme le sont les conventions relatives au transport, implique-t-il une soumission à l’instrument international ou faut-il le considérer comme une simple incorporation conduisant à une combinaison des termes de la convention et des clauses de la charte-partie ? Dans deux sentences, au moins, les arbitres de la CAMP ont conclu à l’idée d’incorporation[18], au demeurant beaucoup plus respectueuse de la volonté des parties que celle de soumission très rigide pourtant retenue par la Cour de cassation[19].
La liberté contractuelle est valorisée dans l’arbitrage ou par l’arbitrage maritime, ce qui ne signifie pas que l’arbitrage maritime soit aveuglément liberal, voire ultra libéral. S’il respecte la volonté des parties, ce n’est pas au prix d’un oubli du bon sens. La liberté contractuelle est sans doute clairement affirmée, mais elle est en même temps canalisée par les exigences de la bonne foi contractuelle et, encore et surtout, par la nécessaire prise en compte des usages du commerce maritime[20].
[1] 20 juin 2022, aff. C-700/20.
[2] art. 34.3 du règlement 44/2001, devenu art. 45-1 c. du règlement 1215/2012.
[3] 20 juin 2022, aff. C-700/20.
[4] CJUE 6 mars 2018, aff. C-284/16, jugeant que la clause d’arbitrage investisseur-Etat d’un traité bilatéral d’investissement entre deux Etats membres de l’UE n’est pas compatible avec le droit de l’Union ; égal. CJUE 2 sept. 2021, aff. C-741/19.
[5] QBE Europe SA v Generali España de Seguros y Reaseguros [2022] EWHC 2062 (Comm).
[6] Cons. Etat, 17 oct. 2023, n° 465761
[7] pour d’autres applications, v. notamment les chroniques de Th. CLAY, sur l’arbitrage, in dernier numéro du Dalloz dans les années civiles
[8] v. CA Paris 4 avr. 2023, DMF 2023, n° 860, 689, obs. S. Chaillé de Néré
[9] CA Paris 8nov. 2022, DMF 2023, 195
[10] Sentence 1258 du 25 févr. 2022
[11] Sentence 1259 du 3 février 2022
[12] Sentence 1260 du 15 mars 2022
[13] cf. la fameuse jp Vomar, Cass. com. 21 juill. 1987, DMF 1987, 573 ; comp. Cass. com. 20 janv. 2009, Bull. civ. IV, n° 9, DMF 2009, 235
[14] sur cette question, v. S. LOOTGIETER, «L’affréteur à temps qui n’a pas émis le connaissement à son en-tête peut-il être identifié comme transporteur ? » , DMF 2012. 103 ; sentence CAMP n° 1144 du 31 août 2007
[15] Y. TASSEL, « Pratique et théorie : certitudes et incertitudes de la clause FIO du connaissement émis en exécution d’une charte-partie », in Mélanges Scapel, PUAM 2013, p.355
[16] v. Sentence CAMP n° 1123 du 27 déc. 2005
[17] égal. Sentence CAMP n° 1189 ; égal. F. ARRADON, « Vues sur mer : « FI0 », un mode de transport défini en trois lettres », Gazette CAMP, n° 6
[18] Sentence n° 999, DMF 1999, 836
[19] Cass. com. 4 févr. 1992, Rev. crit 1992, 495, note Lagarde
[20] cf. Lex maritima
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !