L’autorité de la chose jugée dans l’arbitrage OHADA

Souleymane TOE

Agrégé de droit privé, Professeur à l’université Thomas Sankara, Directeur scientifique de la Revue africaine de droit des affaires 


L’arbitrage occupe aujourd’hui une place importante dans le dispositif juridique et institutionnel de l’OHADA.  En effet, depuis le Préambule du Traité de l’OHADA (Port-Louis le 17 Octobre 1993) les Hautes parties contractantes affirment leur « désir de promouvoir l’arbitrage comme instrument de règlement des différends contractuels ». Elles conviennent par la suite, dans le corps même du Traité, de consacrer un Titre entier (titre IV) comprenant 6 articles (art. 21 à 26) à l’arbitrage. Du reste, un acte uniforme a été consacré aux deux institutions, à savoir l’acte uniforme relatif à l’arbitrage du 11 mars 1999, révisé le 23 novembre 2017 et l’acte uniforme relatif à la médiation du 23 novembre 2017, ce qui est le signe manifeste de l’intérêt du législateur OHADA pour cette justice alternative. Sur le plan institutionnel, on observe que la CCJA est en même temps une institution judiciaire et un centre d’arbitrage qui organise le juge des affaires par la voie de l’arbitrage. Du reste, dans nombre de pays membres, il est créé des centres locaux d’arbitrage que l’on peut considérer comme étant des antennes locales de la CCJA pour le volet arbitrage.

En principe, la fonction de juger est confiée à l’Etat qui s’en acquitte en mettant en place une organisation judiciaire comprenant les cours et les tribunaux. On parle de justice étatique pour désigner cette organisation judiciaire. 

Par exception, à côté de cette justice étatique, il existe depuis longtemps une autre forme de justice qui permet de soustraire les litiges à la justice étatique pour les soumettre à des personnes privées qui sont investies pour la circonstance de la mission de juger. On parle de justice privée dont l’arbitrage est l’une des formes les plus connues.

L’arbitrage consiste à faire trancher un litige par de simples particuliers, appelés arbitres. Mais leur décision, appelée sentence, a la même autorité qu’un jugement rendu en première instance par une juridiction étatique. 

Historiquement, l’autorité de chose jugée remonte très loin dans le temps. Elle serait une institution mise en œuvre de manière pragmatique chez les babyloniens depuis le 3ème siècle avant Jésus-Christ. Elle se présentait sous la forme d’une clause insérée dans les conventions par laquelle les parties s’engageaient à ne pas revenir sur la chose jugée, à ne pas exercer une nouvelle action pour la même affaire, sous peine de sanction pécuniaire ou corporelle. De même, l’article 5 du Code d’Hammurabi énonçait le principe de l’autorité de la chose jugée. Ce principe était connu en droit romain sous le nom de Res judicata pro veritate habetur. Ce qui a été jugé doit être tenu pour vrai[1]. L’effet principal d’un jugement est de mettre un terme définitif à un litige, assurant ainsi une stabilité et une sécurité dans les relations entre des parties en conflit. On désigne cet effet par l’autorité de chose jugée, qui est cette impossibilité de revenir judiciairement sur un fait précédemment jugé. 

L’autorité de chose jugée doit être distinguée de la force de chose jugée. En effet, le jugement qui a force de chose jugée est celui qui n’est pas ou plus susceptible de faire l’objet d’une voie de recours ordinaire. Au sens formel, il désigne le fait qu’une décision rendue ne puisse plus faire l’objet d’un recours à une instance susceptible de la casser, de la modifier ou d’en suspendre l’effet exécutoire. La décision est ainsi considérée comme définitive[2].  Mais un jugement qui a autorité de la chose jugée peut parfaitement faire l’objet d’une voie de recours ordinaire, s’il n’est pas encore passé en force de chose jugée.

L’autorité de chose jugée est admise tant pour la justice étatique que pour la justice arbitrale. Certes, l’arbitrage est une justice privée où règne la liberté contractuelle, mais son caractère juridictionnel, l’oblige à prendre en considération les grands principes du procès civil, même si en pratique, une certaine tendance tend à affaiblir la force du principe de l’autorité de la chose jugée dans l’arbitrage. C’est pourquoi, dans les développements qui suivent, il sera montré que l’autorité de chose jugée est légalement consacrée (I) mais qu’elle semble affaiblie dans la pratique (II). 

I. Une autorité de chose jugée légalement consacrée

L’autorité de chose jugée est d’abord consacrée par le droit positif OHADA (A) et la jurisprudence en fait une application très stricte (B).

A. La consécration de l’autorité de la chose jugée en droit positif

Avant d’être une réalité dans l’arbitrage, l’autorité de chose jugée a toujours été consacrée par les codes nationaux de procédure civile. En cela, on peut citer l’article 128 du Code de procédure civile du Burkina qui dispose que « lorsque le juge, en se prononçant sur la compétence, tranche la question de fond dont elle dépend, sa décision a autorité de la chose jugée sur cette question de fond ».  De même, l’article 388 du même code précise que « la décision qui statue sur tout ou partie du principal, sur une exception de procédure, une fin de non-recevoir ou tout autre incident à l’autorisation jugée relativement à la conclusion qu’elle tranche ».

En matière d’arbitrage, le Traité fondateur de l’OHADA prévoit déjà en son article 25 que « les sentences arbitrales rendues conformément aux stipulations du présent titre ont l’autorité définitive de la chose jugée sur le territoire de chaque Etat partie au même titre que les décisions rendues par les juridictions de l’Etat ». L’Acte uniforme relatif à l’arbitrage n’est pas en reste puisqu’il indique à son article 23 que « la sentence arbitrale a, dès qu’elle est rendue, l’autorité de la chose jugée relativement à la contestation qu’elle tranche ». 

De même, l’article 27 du Règlement d’Arbitrage de la Cour Commune de Justice d’Arbitrage du 23 novembre 2017 retient que « les sentences arbitrales ont l’autorité définitive de la chose jugée sur le territoire de chaque Etat-partie au même titre que les décisions rendues par les juridictions de cet Etat ». Commentant le principe, le Professeur Pierre MEYER rappelle que « l’autorité de la chose jugée conférée à la sentence permet, par l’utilisation de l’exception de chose jugée, d’éviter qu’une contestation tranchée par une sentence, soit, à nouveau, portée devant une juridiction étatique ou arbitrale. Elle permet également qu’une sentence puisse constituer un titre autorisant la mise en œuvre de mesures conservatoires ».

Ces textes qui consacrent l’autorité de chose jugée dans l’arbitrage gardent toutefois un certain silence sur son régime qui ne devrait pas être distinct de ce qu’il en est en droit commun. Ainsi, on peut observer que pour qu’il y ait autorité de chose jugée, il faudrait une triple identité entre la demande soumise au juge et celle qui a déjà fait l’objet d’un jugement. C’est la triple identité de parties, d’objet et de cause. D’abord, la chose demandée doit être la même. C’est l’identité d’objet. Ensuite, la demande doit être fondée sur la même cause, c’est-à-dire sur les mêmes éléments de fait et de droit. Enfin, la demande doit être entre les mêmes parties, et formée par elles et contre elles en la même qualité. En outre, seuls les jugements définitifs ont autorité de la chose jugée. Pour rappel, les jugements définitifs sont ceux qui statuent sur le fond ou qui tranchent un incident, comme une exception de procédure ou une fin de non-recevoir.

Cette consécration légale de l’autorité de chose jugée dans l’arbitrage fait l’objet d’une application stricte par la jurisprudence.

B. L’application stricte du principe par la jurisprudence

L’une des décisions les plus éloquentes en la matière est celle qu’a rendu la CCJA dans un arrêt emblématique de son Assemblée Plénière le 31 janvier 2011.  C’est l’affaire dite Atlantic Télecom contre le Groupe Planor Afrique qui a fait beaucoup de bruits à son époque. Il s’infère des faits de l’espèce que dans leur relation d’affaires plusieurs conventions sont intervenues entre les parties dont certaines contiennent une clause compromissoire sous l’égide de la CCJA et d’autres une clause d’attribution au tribunal de commerce de Ouagadougou. A l’occasion d’une mésentente entre les parties, elles vont dans un même contentieux successivement saisir les juridictions étatiques et une juridiction arbitrale en invoquant le même objet et la même cause. La procédure initiée devant les juridictions étatiques a abouti avant celle intentée devant la juridiction arbitrale. Par arrêt en date du 19 juin 2009, la Cour d’appel de Ouagadougou a vidé sa saisine par un arrêt revêtu de l’autorité et de la force de la chose jugée qui, faute d’exercice de voie de recours, est devenue irrévocable. La sentence arbitrale rendue dans le litige opposant les mêmes parties, pour le même objet et sur la même cause, est rendue plus tard après le prononcé de l’arrêt de la Cour d’appel de Ouagadougou. 

Statuant sur la cause, l’Assemblée plénière de la CCJA indique dans un attendu resté célèbre que «  l’autorité de la chose jugée, principe fondamental de la justice en ce qu’il assure la sécurité juridique d’une situation acquise, participant de l’ordre public international au sens des articles 29.2 et 30.6-4 du Règlement d’arbitrage de la CCJA, s’oppose à ce que l’arbitre statue dans la même cause opposant les mêmes parties. Qu’en conséquence, en statuant à nouveau sur la demande de cession forcée des mêmes actions, la sentence du tribunal arbitral, qui porte ainsi atteinte à l’ordre public international, doit être annulée ».

Commentant cette décision, des auteurs avisés ont pu écrire que cette décision de principe consacre l’autorité de la chose jugée comme une source de la sécurité juridique ; elle constituerait un signal fort envoyé aux justiciables dans un espace ouvert aux situations transnationales et attaché à la sécurité juridique des investisseurs locaux et étrangers par la sanction de la violation de l’autorité que la loi des États Parties et le droit de l’OHADA attribuent à l’acte juridictionnel, aux jugements et arrêts rendus en matière contentieuse.

Dans la même constance, en arbitrage interne, il a pu être jugé que constitue une violation de l’ordre public international de tous les pays et en particulier de l’espace OHADA, le fait pour un arbitre de troubler la stabilité et la sécurité dans les relations entre les parties en conflit, de méconnaître l’autorité de la chose jugée qui lui impose le respect de l’impossibilité de revenir judiciairement sur un fait précédemment jugé ; que l’autorité définitive de chose jugée s’oppose à ce qu’un tribunal arbitral se déclare compétent si le litige objet de l’arbitrage a été définitivement tranché par une juridiction étatique qui a fait l’objet d’exécution.

De tout ce qui précède, il est loisible de constater la reconnaissance expresse du principe de l’autorité de la chose jugée qui est bien consacrée par les textes, défendue par la doctrine autorisée et strictement appliquée par la jurisprudence. Pourtant, dans la pratique, les atteintes se multiplient contre le principe, qui s’en trouve quelque peu affaibli.

II. Une autorité de chose jugée pratiquement affaiblie

L’autorité de chose est tellement ancrée et reconnue comme étant un principe fondamental qu’il est étonnant de lui imaginer des atteintes. Pourtant, en matière d’arbitrage, les atteintes se signalent de plus en plus par une reprise de la procédure arbitrale après annulation de la sentence sans épuisement des voies de recours prévues par la loi (A), pour laquelle, il est nécessaire de proposer des pistes de solutions (B).

A. La reprise de la procédure sans épuisement des voies de recours après annulation de la sentence arbitrale

L’article 25, alinéa 4 de l’Acte uniforme relatif à l’arbitrage est assez claire lorsqu’il déclare que « la décision de la juridiction compétente dans l’Etat Partie sur le recours en annulation de la sentence arbitrale n’est susceptible que de pourvoi en cassation devant la Cour Commune de Justice et d’arbitrage ». C’est dire que dans l’hypothèse où une partie contesterait la décision d’annulation de la sentence arbitrale par la juridiction arbitrale, seul un pourvoi en cassation devant la CCJA est admis pour épuiser le contentieux.

Pourtant, la pratique révèle que dans certains cas, la partie la plus diligente, au lieu de poursuivre son recours devant la juridiction communautaire par un pourvoi en cassation, préfère tout simplement reprendre celle-ci par l’introduction d’une nouvelle requête aux fins d’arbitrage pour les mêmes faits.  Ce contournement qui n’est pourtant pas interdit puisque prévu par l’article 29 de l’Acte uniforme est toutefois de nature à affaiblir le principe de l’autorité de chose jugée. La tentation est alors grande pour le nouveau tribunal de revenir sur ce qui a déjà été jugé. A titre illustratif, l’on peut signaler cette affaire qu’a connu le Centre d’Arbitrage de Médiation et de Conciliation de Ouagadougou en 2021. Il s’agissait d’une société minière qui était en mésentente avec l’un de ses fournisseurs à l’occasion de l’exécution d’un contrat qui contenait une clause compromissoire. Ayant engagé la procédure d’arbitrage sur la base de la convention d’arbitrage sous l’égide du CAMCO, la société minière se verra finalement condamner à payer une importante somme au défendeur à titre de dommages et intérêts pour rupture abusive du contrat. Un recours en annulation est alors formé devant la Cour d’appel de Ouagadougou. Elle sollicitait l’annulation de la sentence par la juridiction étatique pour violation du principe de l’autorité de chose jugée, car le tribunal étatique à la demande de la défenderesse se serait prononcé sur un point litigieux qui avait jadis fait l’objet d’une décision définitive du juge étatique qui a d’ailleurs fait l’objet d’exécution. L’argumentaire de la société minière est accueilli favorablement par la cour d’appel qui prononça dès lors l’annulation de la sentence querellée en affirmant que « l’autorité de chose jugée est l’effet attaché à une décision de justice, et suivant lequel dès lors qu’une décision définitive est intervenue sur une cause donnée, aucune autre décision entre les mêmes parties sur la même cause ne peut être rendue, cela dans l’optique de préserver la stabilité juridique nécessaire aux effets des décisions de justice ».  Mais contre toute attente, une nouvelle requête est introduite devant le CAMCO par la défenderesse pour la reprise de la procédure arbitrale comme l’y autorise l’article 29 de l’Acte uniforme. Justement, les germes de l’affaiblissement de l’autorité de la chose jugée se trouvent dans la loi elle-même. En effet, en substance, l’article 29 de l’acte uniforme relatif à l’arbitrage permet que la partie la plus diligente en cas d’annulation de la sentence et sauf lorsque ladite annulation est fondée sur le fait que le tribunal arbitral a statué sans convention d’arbitrage ou sur une convention nulle ou expirée d’engager une nouvelle procédure arbitrale si elle le souhaite. Or, en même temps, comme il a été dit plus haut, l’article 25 tranche la question des voies de recours dont l’épuisement doit se faire devant la CCJA. Certes, cette disposition de l’article 29 est compréhensible en vertu du principe de l’autonomie de la convention d’arbitrage qui survit au contrat principal, mais l’admission de cette reprise sans épuisement des voies de recours, est de nature à porter atteinte à l’autorité de chose jugée par une reprise sans fin du procès, ce qui est  de nature à introduire une dose d’incertitude et donc d’insécurité juridique dans la procédure qui peut perdurer infiniment rendant nécessaire la recherche de solutions appropriées.

B. Les solutions envisageables contre l’affaiblissement de l’autorité de chose jugée

La violation du principe de l’autorité de chose jugée risque de provoquer une double condamnation pour la même cause entre les mêmes parties, ce qui est un trouble à l’ordre public international qu’on peut prévenir dans au moins deux directions.

En premier lieu, on peut penser qu’il appartiendra au tribunal arbitral, saisit une seconde fois, d’apporter la solution la plus idoine par application du principe compétence-compétence. Sur la foi de ce principe prévu par l’article 11 de l’Acte uniforme relatif à l’arbitrage, le tribunal arbitral qui est autorisé à statuer sur sa propre compétence pourrait ainsi en face d’une violation manifeste de l’autorité de chose jugée se déclarer incompétent pour la cause querellée et renvoyer les parties à mieux se pourvoir. En substance, l’autorité définitive de chose jugée s’oppose à ce qu’un tribunal arbitral se déclare compétent si le litige objet de l’arbitrage a été définitivement tranché par une juridiction, qu’elle soit étatique ou arbitrale. En second lieu, pour garantir davantage le respect de l’autorité de chose jugée, l’on peut prévoir un renforcement du contrôle judiciaire de la sentence arbitrale lors de l’examen de la procédure d’exéquatur. En cas de violation manifeste dont les critères peuvent être dégagés par une loi, l’exequatur pourrait être refusé. 

Enfin, on pourrait, par une réforme, mieux trancher la question de la reprise en reformulant l’article 29 de l’Acte uniforme qui doit exclure expressément les cas manifestes d’autorité de chose jugée.


[1] Voy., J. KAMGA et H. TCHANTCHOU, Note de Jurisprudence OHADA sur l’Autorité de la chose jugée et sécurité judiciaire dans le système juridique de l’OHADA

[2] J. SALMON, Dictionnaire de droit international public, Bruxelles, 2001, p. 513.

0 réponses

Laisser un commentaire

Rejoindre la discussion?
N’hésitez pas à contribuer !

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *